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de cannes et de roseaux, de nombreux troupeaux paissent en liberté ; les buffles, paresseusement vautrés dans la vase, roulent ces gros yeux blancs qui éclairent si singulièrement leurs mufles noirâtres ; les chameaux lèvent leurs grandes têtes dodelinantes entre les herbes. Des milliers d’oiseaux d’eau de toute espèce volent au-dessus d’eux. Çà et là, l’homme apparaît, sauvage et primitif lui-même au-delà de toute expression. Ce sont des Bédouins pasteurs, les premiers que nous ayons rencontrés. Les uns, gardant solitairement leurs troupeaux, se dressent dans les roseaux, appuyés sur leurs longues lances, drapés dans une couverture blanche, immobiles et contemplatifs comme de maigres statues de bronze. Ainsi j’ai vu parfois la silhouette d’un uhlan surgir des taillis des Ardennes. Les autres sont assis ou couchés à l’ombre rare de quelques arbustes ; silencieux et farouches, ils nous regardent passer sans donner un signe d’étonnement, bien que cette route soit en dehors de l’itinéraire habituel des voyageurs et que l’Européen y soit encore une rareté. Des yeux de feu, des dents blanches comme l’ivoire, animent seuls ces figures hâves, amaigries par les privations, tannées par le soleil, contractées par les fièvres paludéennes. Ce sont surtout des Turcomans qui parcourent l’Ard-el-Huleh ; leurs misérables tentes, faites de nattes de jonc ou de peaux de chèvres noires tendues sur un pieu, forment de loin en loin dans le marais des hameaux ambulans. On dirait à peine des demeures humaines, si le feu, attribut de l’homme le plus déshérité, ne flambait devant les portes. Quelques-uns cependant poussent une grossière charrue d’une main inexpérimentée ; mais la plupart veillent, oisifs, sur les bestiaux disséminés dans la plaine, jouant avec leurs fusils ou leurs lances et regardant le ciel comme les pâtres de l’antique Chaldée. Ils n’ont pas fait un pas en six mille ans, vivent comme ces premiers. hommes, meurent comme eux… et comme nous, me dira-t-on. Que faut-il de plus après tout pour en arriver à ce même dénoûment ?

Nous campons à Aïn-Mellâah, au bord d’une large source, où une de ces tribus de Turcomans entrave ses chevaux devant les tentes de nattes, médiocres voisins qui nous forcent à faire bonne garde la nuit. De là, une heureuse inspiration nous pousse à nous détourner vers l’ouest, au lieu de descendre le fleuve jusqu’au lac de Tibériade, et à gravir les montagnes pour aller coucher à Saphed ; la curieuse petite ville est ignorée des voyageurs, aucun ne devrait pourtant l’omettre dans son itinéraire. — Dans le triangle renversé formé par les sommets de deux collines, Saphed surgit tout à coup, fraîche oasis d’oliviers, de figuiers et de vignes, abritant les terrasses de maisons de coquette apparence, le tout enjambant trois monticules et les ravines qui les séparent, et couronné par les ruines d’un vieux