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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/270

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désintéressé des affaires d’Allemagne que l’approche d’un changement de règne pût le laisser indifférent. En vue des détroits périlleux, aux abords des plages inconnues, le vieux pilote endormi se redressait tout à coup.

C’était surtout curiosité de sa part, curiosité patriotique, et aussi, selon l’occasion, vague espérance de donner une indication utile, de faire accepter un bon conseil. Il avait connu intimement quelques-uns des premiers personnages de la Prusse ; lorsque Frédéric-Guillaume IV s’était rendu à Londres en 1841 pour y être le parrain du prince de Galles, Alexandre de Humboldt, qui l’accompagnait, avait reçu de Stockmar l’accueil le plus empressé. Stockmar était aussi en relations de longue date avec M. Rodolphe d’Auerswald, qui avait joué un rôle en 1848, et qui allait bientôt présider le premier ministère du prince régent. Ils échangeaient de longues visites, et naturellement les directions futures de la politique prussienne étaient le principal sujet de leurs entretiens. N’allez pas croire pourtant qu’il exerçât une influence active. Il eût été obligé pour cela de soutenir bien des luttes, et il n’en avait plus ni le goût ni la force. S’il avait annoncé dix-sept ans auparavant l’intention de répondre, s’il le fallait, aux attaques de l’aristocratie anglaise, il ne se sentait aucune envie d’engager la bataille avec l’aristocratie prussienne. Ces adversaires-là, il faut le reconnaître, n’étaient pas dignes de lui. Le fils de Stockmar nous donne à ce sujet les détails les plus incroyables. On a peine à se représenter dans une société de haut parage autant d’ignorance et de brutalité. Pour certains héros du parti qu’on appelait alors le parti féodal, le vieux baron était un espion anglais, un intrigant belge, un agent de la maison de Cobourg, en tout cas un homme mystérieux et funeste qui poursuivait dans l’ombre des desseins révolutionnaires. On le savait arrivé à Potsdam, on le voyait ensuite à Berlin, car il y avait suivi le jeune couple princier, qui avait quitté Babelsberg ; pourquoi ces allées et venues ? Tout cela ne disait rien de bon. Ces prétendues amitiés personnelles pour de jeunes princes n’étaient que des prétextes. Au fond, il y avait une intrigue. Les révolutionnaires tramaient leur complot pour le jour où Frédéric-Guillaume IV ne régnerait plus. Un soir, chez la comtesse de Bl…, un homme du plus grand monde affirmait que Stockmar se cachait dans Berlin pour intriguer tout à son aise. L’espion changeait sans cesse de logement afin de dépister les recherches. On ne savait où le prendre. Lui-même l’avait inutilement poursuivi dans cinq demeures différentes. Or, il se trouvait que la comtesse Bl…, à qui ce détective malheureux racontait de si belles choses, était une des amies de Stockmar. « Mais vous vous trompez, lui-dit-elle, le baron n’a pas besoin de se cacher. Il vit au grand jour. Voilà