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l’existence de Vittoria Colonna. Longtemps elle avait caressé l’idée d’aller en pèlerinage à Jérusalem, sa santé ne lui permit pas cette consolation. Dès Viterbe, le mal l’avait entreprise, mal plutôt moral que physique, s’il faut en croire l’opinion d’un célèbre médecin du temps, Fracastoro, qui, la voyant, s’écria : « Moi, je n’y puis rien ; soignez son âme, sinon la plus belle lumière de ce monde va s’éteindre. » Vers le commencement de 1547, l’astre pâlit et déclina. Sentant s’approcher le terme d’une existence qui, selon ses propres paroles, « parmi bien des larmes amères en avait eu quelques douces, » Vittoria se fit porter dans la maison d’une de ses parentes, et là rendit son âme à Dieu. Elle avait alors cinquante-sept ans. Cette mort devait être pour les derniers jours de Michel-Ange ce qu’avait été pour son âge mûr la ruine de Florence. Comme on vaquait aux soins pieux de l’ensevelissement, il entra, s’agenouilla, puis, après avoir une dernière fois contemplé la céleste endormie, il lui baisa la main et revint s’enfermer dans son atelier, où quelques heures plus tard Condivi le trouva tout en larmes. Ainsi qu’elle-même l’avait prescrit, Vittoria fut enterrée sous la crypte funèbre du couvent de Sainte-Anne ; pas une pierre, aucun signe n’indique la place où reposent ses restes. Noble vie qui tout entière se glorifie dans l’amour ! Durant les courtes félicités du mariage, sous le voile de veuve, dans l’isolement et les sombres retours de l’âge, toujours calme, digne, méditative et recueillie, se relevant de toutes ses épreuves, corrigée, épurée au souffle de l’idéal et finalement emportée au ciel comme sur les ailes d’un ange ! Le poète en elle compte peu, et sur le Parnasse italien, caché qu’il est par l’ombre de Pétrarque, n’occupe guère que le second rang, et encore ; mais la femme brille au premier. Cette dignité, cette élévation, semblent faites pour grandir même un Michel-Ange, dont ce n’est point le moindre honneur d’avoir vécu des années côte à côte avec une pareille muse. Créer des œuvres immortelles et ne se détendre de l’inspiration que dans le commerce d’une belle âme sœur et confidente de la vôtre, le grand Florentin eut cette fortune ; mais, s’il lui fut donné d’en jouir, c’est qu’il l’a mérité, c’est qu’à toutes ses facultés, si diverses, s’en joignait une que les anciens plaçaient très haut, que la renaissance estimait encore et que nous autres ne comprenons plus guère : la vertu. Ce statuaire, ce peintre, ce poète, cet architecte, était un patriote admirable, un moraliste, et touchait d’aussi près à Marc-Aurèle qu’à Phidias. Les autres, même Raphaël, qui n’avait que des sens et du génie, n’ont eu que des maîtresses ; Michel-Ange seul eut une amie.


HENRI BLAZE DE BURY.