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dans le mal d’autrui. Gardons-nous de nous immiscer dans leurs querelles, qui ne nous regardent point. Que nous importe qu’on se batte au nord ou au sud du Balkan ? que nous importe à qui appartient Constantinople ? Défiez-vous du point d’honneur, qui est une chimère, et des prévoyances chagrines, qui corrompent les douceurs de la vie. Pratiquons à l’égard du continent la doctrine du laisser-faire et du laisser-passer ; laissons faire les ambitieux, laissons passer les événemens. Le secret de la bonne politique est de tirer en toute rencontre son épingle du jeu.

Que si le cabinet tory hésite à se rendre à ces raisons, aussitôt les marchands de la Cité s’assemblent dans les Caxton-buildings et adoptent une résolution portant que « toute infraction à une stricte neutralité serait un acte criminel ; » ils somment lord Derby d’avertir la Turquie qu’elle ne doit espérer aucun secours armé de l’Angleterre dans aucune circonstance qui puisse se produire, et ils statuent qu’en conséquence il n’y a pas lieu de rien ajouter aux forces de terre et de mer du pays. Un homme d’état nous disait un jour : « Il n’est pas d’hommes plus dangereux que ceux qui ne mettent jamais leurs pantoufles, car c’est une preuve certaine qu’ils sont à la fois très médiocres et très actifs. » C’est pourtant une question de savoir s’il est plus dangereux de ne jamais mettre ses pantoufles ou de ne jamais les quitter. Que deviendrait la Grande-Bretagne si elle n’ôtait jamais les siennes, elle qui a partout des intérêts à défendre, à Calcutta, à Singapour, à Natal, à Perim, comme à Melbourne et à Québec ? Mais le brave bourgeois qui prend l’omnibus et qui représente l’opinion est à la fois très court d’esprit, très tenace dans ses idées ; il a décidé depuis longtemps que les intérêts anglais commencent à Douvres et à Portsmouth, et qu’il n’est point de coquin assez insolent pour oser les menacer. Comme il a de puissans poumons, une voix forte et retentissante, il parvient sans peine à se persuader qu’il a raison et que tous ceux qui pensent autrement que lui sont des fous dangereux, d’où il infère que ce n’est pas contre la Russie, mais contre lord Beaconsfield qu’il importe à tout bon Anglais de prendre au plus tôt des mesures de précaution. Les matelots de Joppé, craignant de périr, commencèrent par crier à leurs dieux ; puis ils consultèrent le sort pour apprendre quelle était la cause de la tempête ; le sort leur apprit que c’était Jonas, et ils le jetèrent dans la mer. Le public anglais n’a pas besoin de consulter les sorts pour savoir qui cause les tempêtes. Quand il entend gronder la foudre, il ne soupçonne pas lord Derby, ni le marquis de Salisbury, ni le comte de Carnarvon, c’est à lord Beaconsfield qu’il s’en prend, et il lui dirait volontiers ce que disaient au prophète Jonas les matelots de Joppé : « Nous allons te jeter à la mer, et la mer se calmera. »

Le bourgeois anglais qui prend l’omnibus, mais qui ne se pique pas d’être un penseur, se trouve confirmé dans son aversion pour lord