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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/740

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survivantes. À la fois philosophe et aristocrate, bravant dans son langage l’opinion du monde et y soumettant dans les faits sa conduite, se raillant de l’ancien régime, mais ne se trouvant à l’aise que dans un cercle étroit de noblesse provinciale, elle vivait à Nohant, entre son salon et son jardin, dont elle ne sortait jamais, d’une vie factice et sédentaire, à laquelle elle ne mêlait d’autre mouvement que celui de l’esprit. Au contraire, Mme Maurice Dupin, ignorante jusqu’à la grossièreté, mais active, ingénieuse, ayant conservé de son ancienne profession de modiste l’habitude de travailler de ses doigts et de tout faire elle-même, était aussi demeurée peuple par ses saillies, par sa malveillance pour ce qu’elle appelait « les vieilles comtesses, » par son mépris pour l’existence oisive de sa belle-mère. Ces deux femmes, de nature si différente, devaient par des moyens différens aussi se disputer le cœur de la petite Aurore, et ce fut la mère qui la première en trouva le chemin. La tendresse passionnée, brusque, rude même parfois, mais toujours expansive de la femme du peuple se faisait mieux comprendre de l’enfant que les caresses toujours un peu majestueuses et réservées de la femme du monde. Lorsque celle-ci enseignait à sa petite-fille à conserver vis-à-vis d’elle dans son langage les formes surannées de l’ancien régime, lorsqu’elle obligeait cette petite créature exubérante de sève et de vie à suivre dans les allées du jardin son pas lent et compassé, comment s’étonner que chez l’enfant le respect glaçât la tendresse et qu’elle eût peine à comprendre l’affection passionnée qui se cachait sous cette froideur à la fois systématique et involontaire ?

Bientôt des questions de fortune vinrent aigrir le différend. Sous ce rapport, Mme Maurice Dupin dépendait entièrement de sa belle-mère. « Ta grand’mère peut me réduire à quinze cents francs si je t’emmène, dit-elle à Aurore alors qu’elle se disposait à partir pour Paris afin de se rapprocher de sa fille aînée, et nous serons si pauvres, si pauvres, que tu ne pourras pas le supporter et que tu me redemanderas ton Nohant et tes quinze mille livres de rente. » Le pis fut que les subalternes s’en mêlèrent. — C’est pourtant gentil, lui disait une petite paysanne avec laquelle elle était élevée, d’avoir une grande maison et un grand jardin comme ça pour se promener, et des voitures et des robes, et des bonnes choses à manger tous les jours. Qu’est-ce qui donne tout cela ? C’est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car, avec ta bonne maman, tu auras toujours du richement. » Et une femme de chambre doucereuse ajoutait : « Vous voulez donc retourner dans votre petit grenier manger des haricots ? » Mais c’était mal s’y prendre avec une enfant sensible et fière, et il n’en fallut pas davantage pour que les haricots et le petit grenier lui parussent l’idéal du bonheur et de