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sur sa jument Colette, qui pendant quatorze ans devait servir à ses promenades, elle avait pris l’habitude de faire tous les matins huit ou dix lieues en quatre heures, marchant à l’aventure et explorant le pays au hasard. « Cette rêverie au galop, cet oubli de toutes choses que le spectacle de la nature nous procure pendant que le cheval au pas, abandonné à lui-même, s’arrête pour brouter les buissons sans qu’on s’en aperçoive, cette succession lente ou rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux, cette absence de but, ce laisser passer du temps qui s’envole, ces rencontres pittoresques de troupeaux ou d’oiseaux voyageurs, le doux bruit de l’eau qui clapote sous les pieds des chevaux, tout ce qui est repos ou mouvement, spectacle des yeux ou sommeil de l’âme dans la promenade solitaire, s’emparait de moi et suspendait absolument le cours de mes réflexions et le souvenir de mes tristesses. »

Ces réflexions et ces tristesses, un instant suspendues, ne tardaient pas à la ressaisir dès qu’elle se trouvait établie au chevet du lit où sa grand’mère, affaiblie, passait de longues heures dans une demi-somnolence, et ce même besoin de mouvement entraînait son esprit dans des promenades non moins lointaines et non moins hardies. Son imagination ardente et son intelligence curieuse ne pouvaient longtemps contenir leur audace dans le cercle étroit de croyances au fond desquelles elle n’avait jamais été. Pour obéir aux conseils, un peu imprudens peut-être, de son directeur et pour soumettre sa vocation religieuse à une épreuve qu’elle jugeait bien autrement redoutable que celle du monde, elle se prit à lire au hasard les principaux ouvrages philosophiques qui lui tombèrent sous la main dans la bibliothèque de sa grand’mère : Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz, Pascal, Montaigne, dont sa grand’mère elle-même lui avait marqué les feuillets et les chapitres à passer, puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakspeare, le tout sans ordre et sans méthode comme ils lui tombaient sous la main, et toujours avec cette idée fixe de savoir si, « après avoir compris tout ce qu’elle pouvait se proposer de comprendre, elle irait à la vie du monde ou à la mort volontaire du cloître, » Elle ressentit quelque trouble en croyant remarquer d’assez profondes divergences d’interprétation et de doctrine entre l’auteur de l’Imitation et celui du Génie du christianisme, que dans son admiration elle prenait un peu trop au sérieux comme père de l’église ; mais je ne crois pas qu’il faille, quoi qu’elle en ait dit, expliquer par là le vague scepticisme qui commença dès cette époque à se glisser dans son esprit et qui la détacha peu à peu de ces croyances auxquelles sa première jeunesse avait si vigoureusement adhéré. L’invasion du doute dans les âmes n’est-elle pas de nos jours comme une maladie lente à