Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/794

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fondamental de la révolution, la dignité humaine, la dignité de l’être raisonnable et libre, se suffisant à lui-même pour établir tout ensemble son devoir et son droit, indépendamment des dogmes métaphysiques ou religieux. Par là aussi Proudhon et les partisans de la morale indépendante ont continué l’œuvre de Kant[1]. « Disciple de Comte en même temps que de Kant, » comme il le dit lui-même, Proudhon chercha à fonder le droit de l’homme au respect sur un fait : « L’homme, dit-il, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne, et d’affirmer, sous ce rapport, son identité avec lui… Le droit est pour chacun la faculté d’exiger des autres le respect de la dignité humaine dans sa personne. » Mais cette faculté dont Proudhon admettait l’existence, il n’en proposa point une suffisante explication tant qu’il s’en tint au terme vague de sentir sa dignité. Quand il voulut donner à la dignité même une signification plus précise, tantôt il se contenta de la ramener à la liberté sans que sa doctrine se distinguât sur ce point des théories courantes, tantôt il sembla la réduire à la conscience de la force : on sait quelles dangereuses concessions il fit lui-même à la force dans sa théorie de la guerre et de la paix. En somme, Proudhon voulait fonder le droit sur un fait et sur un fait de conscience, le « sentiment de la dignité ; » mais un sentiment ne pouvait suffire à expliquer le caractère d’obligation et de nécessité dont nous revêtons l’idée du droit ; ne semble-t-il pas que le droit, au lieu d’être simplement un fait, est au contraire une idée dépassant et débordant le fait, qu’elle domine et qu’elle juge ?

  1. Proudhon a parfaitement formulé le caractère purement humain et, comme on dit dans l’école, immanent du droit et de la justice. — « J’écarte tout théologisme, toute théorie de l’absolu… La justice est humaine, tout humaine, rien qu’humaine : c’est lui faire tort que de la rapporter de près ou de loin, directement ou indirectement, à un principe supérieur ou antérieur à l’humanité. Que la philosophie s’occupe tant qu’elle voudra de la nature de Dieu et de ses attributs, ce peut être son droit et son devoir. Je prétends que cette notion de Dieu n’a rien à faire dans nos constitutions juridiques, pas plus que dans nos traités d’économie politique et d’algèbre. La théorie de la raison pratique subsiste par elle-même ; elle ne suppose ni ne requiert l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ; elle serait un mensonge si elle avait besoin de pareils étais. » On reconnaît la thèse qui fut plus tard soutenue par les partisans de la morale indépendante dans un journal consacré tout entier à ce grand problème. « Le droit de l’homme vis-à-vis de l’homme, continue Proudhon, ne peut être que le droit au respect ; mais qui déterminera dans le cœur ce respect ? La crainte de Dieu, répond le législateur antique. L’intérêt de la société, répondent les novateurs modernes, athées ou non athées. C’est toujours placer la cause du respect, partant le principe du droit et de la justice, hors de l’homme, et par conséquent nier ce principe même, en détruire la condition sine qua non, l’innéité, l’immanence. » (La Justice dans la révolution et dans l’église, t. Ier, p. 84.) Restait à expliquer le vrai fondement de ce respect auquel l’homme a droit de la part de l’homme.