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et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traitent la goutte, la gravelle, la catharre, la gale, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans, que j’ai le bonheur inappréciable de vous connaître ? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez jusqu’à la mort le sentiment, le dévouement et le certainement de tous ceux qui vous entourent !

C’est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux qui est grande et bien faite, et où nous regrettons amèrement que vous n’ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé de venir vous y divertir avec vous. Ah ! bon père I de combien de soins, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, de combien de tendresse n’eussions-nous pas entouré votre vieillesse ! Certes notre affection et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpirations en vous fesant manger des artichauds cruds ; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu’à une heure de l’après-midi, mais hélas ! où êtes-vous ?

Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lièvres, et que nous flânons comme.. ? comme vous ? Nous allons au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière, nous visitons les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivans, c’est à n’en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d’un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et séraphique ! si nous périssons dans cette lutte, je vous promets d’aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle, couronnée d’algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez de l’eau bénite autour de vous.

Si pourtant, comme je l’espère, une destinée moins poétique me ramène saine et sauve à l’Hôtel de France, je partirai peu de jours après pour Guillery, où je vous prie de m’adresser votre réponse et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en particulier la lettre ci-incluse.

Nous avons ici M. Desgranges, que vous connaissez, je crois. Plus, l’avocat-général, qui me charge de vous dire mille choses affectueuses et obligeantes pour lui. Plus, une douzaine de parens ennuyeux,