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unissait ses prières aux siennes. Durant les dernières heures de sa vie, la parole faisait défaut à sa faiblesse ; elle ne pouvait plus que regarder tantôt le ciel et tantôt son mari, en élevant vers lui de temps à autre la main gauche au doigt de laquelle elle portait une bague que M. Necker lui avait donnée après y avoir fait graver quelques paroles de tendresse. Enfin la mort l’envahit, et elle expira lentement le 6 mai 1794. Comme dernier souvenir, M. Necker fit faire à la hâte un crayon qui existe encore, et en face duquel maintes de ces pages ont été écrites. Mme Necker est étendue sur son lit, les yeux clos, semblable à ces statues que le moyen âge sculptait autrefois sur les tombeaux. La majesté de la mort a imprimé sur ses traits le double caractère qui fut aussi celui de sa vie : la noblesse et la rigidité. Au bas de ce crayon sont écrits ces mots : Not lost, but gone before.

Il est à peine besoin de dire que M. Necker exécuta pieusement les dernières volontés de sa femme. Le corps de Mme Necker fut déposé à Coppet dans le monument qui avait été préparé par ses ordres, et que M. Necker pouvait apercevoir des fenêtres de son cabinet. Depuis sa mort, la porte de ce monument n’a jamais été rouverte que deux fois : la première, ce fut pour y introduire, dix ans après, le corps de M. Necker ; la seconde, pour y apporter le cercueil de Mme de Staël. Cette porte est aujourd’hui irrévocablement scellée et surmontée d’un bas-relief dû au ciseau de Canova. Le grand artiste a représenté Mme de Staël à genoux, pleurant sur le tombeau de ses parens, tandis que son père, attiré vers le ciel par Mme Necker, lui tend la main pour lui dire un dernier adieu. Depuis le commencement du siècle, les arbres que M. Necker avait plantés à l’entour du monument l’ont environné de leur ombre et en couvrent les abords de silence et d’obscurité. Lorsqu’on pénètre dans cet asile d’une tristesse exempte d’horreur et lorsqu’on pense à l’existence agitée de ceux qui y reposent aujourd’hui, on est tenté de répéter ces paroles que prononçait Luther en longeant les murs du cimetière de Worms : Beati quia quiescunt. Et cependant ce n’est pas le repos, le morne repos que s’attendent à trouver au-delà du redoutable passage ceux que leur foi entretient dans l’espérance ou dans la crainte d’une récompense ou d’une expiation sans fin. Mais pour ceux qui demeurent sourds à cette espérance mêlée d’effroi, n’y a-t-il pas comme une sorte de mirage dans ce refuge d’une tombe paisible et n’est-ce pas là ce qu’un poète a pu appeler avec une mélancolique hardiesse : goûter le charme de la mort ?

Othenin d’Haussonville.