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rupture et d’ignorance : ce fut la révolution. En supprimant tous les établissemens d’instruction publique sans les remplacer, si ce n’est d’une manière tout à fait insuffisante, la révolution avait fait le vide dans les esprits et les avait réduits à l’état de table rase. On remarquera que Victor Cousin était entré à l’École normale sans avoir fait de classe de philosophie. C’est qu’il n’y en avait pas. Une philosophie élémentaire, si scolastique qu’elle soit, met cependant au courant des questions, conserve une certaine tradition, fait connaître, ne fût-ce que par la réfutation, diverses idées et divers systèmes. On n’avait même pas cet avantage en 1810. Il est donc permis de dire qu’à cette époque, lorsque Cousin entra à l’École, on ne savait plus rien, et qu’il ne savait rien lui-même en philosophie. Cousin n’eut d’autre éducation philosophique que celle qu’il dut à ses maîtres de l’École normale et de la Faculté des lettres, à savoir Laromiguière et Royer-Collard. À ces deux maîtres il en ajoute un troisième, Maine de Biran, et il nous apprend lui-même ce qu’il dut à chacun d’eux ; car, disait-il, « je n’ai pas, grâce à Dieu, l’âme faite de manière à être débarrassé de la reconnaissance. » Écoutons-le donc lui-même caractériser la philosophie de ses trois maîtres en des termes qui n’indiquent pas une nature envieuse et jalouse de ceux qui l’ont précédé.

« Il est resté et restera toujours dans ma mémoire, avec une émotion reconnaissante, le jour où pour la première fois, en 1810, élève de l’École normale, destiné à l’enseignement des lettres, j’entendis M. Laromiguière. Ce jour décida de toute ma vie ; il m’enleva à mes premières études, qui me promettaient des succès paisibles, pour me jeter dans une carrière où les contrariétés et les orages ne m’ont point manqué. Je ne suis pas Malebranche ; mais j’éprouvai, en écoutant M. Laromiguière, ce qu’on dit que Malebranche éprouva en ouvrant, par hasard, un traité de Descartes. M. Laromiguière enseignait la philosophie de Locke et de Condillac, heureusement modifiée sur quelques points, avec une clarté, une grâce qui ôtaient jusqu’à l’apparence des difficultés, et avec un charme de bonhomie spirituelle qui pénétrait et subjuguait. L’École normale lui appartenait tout entière. L’année suivante, un enseignement nouveau vint nous disputer au premier ; et M. Royer-Collard, par la sévérité de sa logique, par la gravité et le poids de sa parole, nous détourna peu à peu, et non sans résistance, du chemin battu de Condillac, dans le sentier devenu depuis si facile, mais alors pénible et infréquenté, de la philosophie écossaise. A côté de ces deux éminens professeurs, j’eus l’avantage de trouver encore un homme sans égal en France pour le talent de l’observation intérieure, la finesse et la profondeur du sens