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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/266

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autrement. Je suis étonné d’exister encore, mais, comme l’esprit soutient le corps et que mon zèle est sans bornes, j’espère que j’arriverai au bout[1]. »

« Nous voici dans les montagnes, ajoutait-il, ce sera encore bien pis. » Il avait raison ; les marches qui suivirent furent véritablement cruelles, et ceux qui en avaient subi la terrible épreuve ne purent jamais depuis lors y songer sans frémir. Pour ne pas perdre une seule heure de ces courtes journées d’hiver, il fallait partir bien avant l’aube, par une bise très âpre et sous ce ciel des nuits glacées, dont la sérénité même a quelque chose de dur et d’impitoyable. On avançait, la hache à la main, à travers des forêts dont les troncs noircis et chargés de givre semblaient, sous les pâles reflets de la lune, revêtus d’un voile funéraire. Les premiers rayons du soleil, loin de ramener ni chaleur ni lumière, faisaient lever du sol un brouillard épais et, fondant la surface de la neige, étendaient comme un miroir de verglas sur lequel hommes et chevaux trébuchaient à chaque pas ; chutes fatales dont beaucoup ne se relevaient pas, n’ayant pas le courage d’arracher leurs membres engourdis à ce sommeil trompeur qui n’a de réveil que dans la mort.

« O funeste guerre ! s’écriait, peu d’années après, un survivant de ces tristes scènes ! ô climat redoutable ! ô rigoureux hiver ! .. Vous dites : Est-ce là cette armée qui semait l’effroi devant elle ? Vous voyez, la fortune change : elle craint à son tour, elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche sans s’arrêter. Les maladies, la faim, la fatigue, accablent nos jeunes soldats. Misérables ! on les voit étendus sur la neige, inhumainement délaissés. Des feux allumés sur la glace éclairent leurs derniers momens : la terre est leur lit redoutable[2] ! »

Celui qui devait peindre ainsi les souffrances qu’il avait partagées n’avait que trop de sujet de les maudire. Luc Clapier, marquis de Vauvenargues, gentilhomme de la noblesse de Provence, capitaine au régiment du roi, n’était remarqué alors de ses chefs que par la tranquille régularité de son service et le respect affectueux dont l’entouraient ses camarades. La gravité de son maintien, un courage stoïque, mais doux et sans orgueil, une habitude de rêverie philosophique, traversée seulement par intervalles de vagues aspirations vers la renommée, lui avaient fait, parmi les officiers de son âge, une place à part qui les surprenait sans les offenser. Au milieu du désespoir et de l’impatience universels, le jeune sage

  1. Belle-Isle à Breteuil, Stebel, 21 décembre 1742. (Correspondance avec divers. Ministère des affaires étrangères.)
  2. Vauvenarges, Éloge funèbre de Paul-Emmanuel-Hippolyte de Seytres, officier au régiment du roi.