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le développement du moi deux momens, le moment réfléchi et le moment spontané. Il dit que le moi se pose et pose le non-moi ; mais cela n’est vrai, que du moi réfléchi. Oui, lorsque la réflexion arrive, le moi prenant possession de lui-même peut être dit se posant, et, en tant qu’il s’oppose au non-moi, on peut, dire aussi qu’il pose le non-moi. Mais, avant de se poser par un acte réfléchi, il se trouve d’abord par un acte spontané. De même, avant d’avoir posé le non-moi par sa lutte contre lui, il faut d’abord qu’il l’ait aperçu sans l’avoir posé. Ainsi le fait signalé par Fichte est vrai, mais ce n’est pas le premier fait de conscience. Dans tout fait de conscience, il faut toujours distinguer deux formes : la spontanéité et la réflexion.

Cette distinction importante, sur laquelle Cousin est revenu très souvent dans sa philosophie, avait échappé en général à toutes les écoles antérieures, au moins aux écoles modernes ; car elle est déjà dans la distinction célèbre d’Aristote de l’acte et de la puissance. Mais précisément, par suite de la chute de l’école péripatéticienne, l’élément du virtuel, du potentiel, de l’instinctif avait disparu des écoles ultérieures. Le point de vue spontané fait entièrement défaut dans la (philosophie de Condillac ; il n’apparaît guère dans la philosophie de Descartes. Celui-ci ramenait tout au mécanisme et aux idées claires et distinctes ; celui-là expliquait tout par l’analyse. Il n’est pas moins vrai aussi que Fichte avait sacrifié le point de vue spontané au point de vue réfléchi. C’est l’école de Schelling (après Leibniz) qui a rétabli le principe de la spontanéité. On peut, si l’on veut, rattacher sur ce point Cousin à Schelling. N’oublions pas cependant que, dans son récent voyage en Allemagne, Cousin n’avait pas vu Schelling : ce ne pourrait donc être que par Hegel qu’il aurait pu être mis sur la voie de cette importante distinction ; cependant Hegel lui-même, en ramenant tout à la logique, paraissait encore faire prédominer le principe réfléchi sur le principe spontané. En supposant d’ailleurs que cette idée eût son origine en Allemagne, ne serait-ce pas encore un service rendu que de l’avoir introduite et popularisée parmi nous ? L’enrichissement de la philosophie ne se fait-il pas de peuple à peuple par des emprunts réciproques ? Et quelle sagacité pour un jeune homme qui vient de causer quelques jours avec un grand esprit, malgré tous les obstacles qu’opposait la diversité des langues, de démêler et de recueillir, dans ces conversations brisées, un principe nouveau !

Quoi qu’il en soit de ce point historique, ce qui est certain, c’est que pour Victor. Cousin, comme pour Schelling et Hegel, les deux écoles du XVIIIe siècle étaient incomplètes et qu’elles avaient négligé un troisième monde qui plane au-dessus du moi et de la nature