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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/430

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Le hasard voulut qu’un couple unique dansât en ce moment ; on prétendit par la suite que ce couple avait été envoyé d’âpres le conseil d’Agricola, averti que la police était sur la piste de Bras-Coupé. Arrachant un tambourin aux mains des spectateurs, celui-ci, — car l’étranger n’était autre que Bras-Coupé, cela va sans dire, — repoussa le danseur, se mit à sa place en face de la danseuse, puis commença une série de gambades au prix desquelles tout ce qui s’était produit jusque-là était timide et médiocre. A la fin, il sauta en faisant sonner ses talons par-dessus la tête de la dame effarée, tandis que le public hurlait de ravissement. Malheureux Bras-Coupé ! il était dans cet état d’irresponsabilité que procure l’ivresse.

Soit hasard, soit dessein, nous le répétons, les deux nègres dont il avait interrompu le plaisir se trouvaient être justement l’homme que jadis il avait lancé dans les saules, et la femme qui, grâce à lui, avait fait un plongeon au plus profond du marais. D’abord, l’homme regarda d’un air stupide son ancien commandeur ; peu à peu il le reconnut et joua des jambes. Cinq minutes après, la police espagnole avait préparé un plan de capture. Comme le merveilleux sauteur exécutait une prouesse plus incroyable encore que la précédente, un lasso siffla dans l’air, s’enroula autour de son cou, et l’amena violemment à terre comme un arbre qu’on abat.

« L’esclave marron,— dit le vieux code français, — l’esclave marron dont la fuite aura duré un mois après le jour où il a été dénoncé à la justice, sera condamné à avoir les oreilles coupées et l’épaule marquée au fer rouge d’une fleur de lis. Un second délit de la même durée lui vaudra d’avoir les jarrets coupés et d’être marqué de la fleur de lis sur l’autre épaule. A la troisième fuite, il périra. »

Bras-Coupé ne s’était enfui que deux fois, mais, comme le disait Agricola, il fallait remettre ces drôles à leur place. En outre, un article du même code impliquait que tout esclave qui, ayant frappé son maître, aurait produit une meurtrissure, passerait par la peine capitale. — Jamais Agricola n’oublia le regard que lui lança Palmyre lorsqu’il rappela cet article.

L’Espagnol se montra très miséricordieux pour un Espagnol ; il épargna la vie du captif, mais là s’arrêta sa clémence : les supplications éplorées de, sa femme ne purent obtenir rien de plus. Il s’agissait de faire un exemple. Il lui parut magnanime de renoncer à punir l’attentat contre sa personne et ses propriétés. Bras-Coupé, livré à la loi, n’expierait qu’un seul crime : celui qu’il avait commis contre la société en essayant d’être un homme libre.

Palmyre abaissa son orgueil jusqu’à intercéder pour son mari, ce fut en vain.

Au milieu de la vieille ville, dans un quartier qui aujourd’hui