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connaissait personne qui réunît plus de sévérité morale à plus de sensibilité romanesque. On lui reprochait, dans sa jeunesse, de manquer d’abandon, de laisser-aller ; mais les grâces de l’esprit lui étaient venues avec les années, sa philosophie s’était tournée en enjouement. Longtemps indifférente aux détails de la vie courante, elle avait fini par comprendre « que, pour bien porter la vie, il faut presque toujours la mettre en monnaie. » Elle avait appris aussi de Mme de Souza que, dans tous les chagrins, il y a un certain guichet à passer, après lequel on trouve plus d’air, de calme, d’espace qu’on ne s’y était attendu, qu’il fallait se hâter de passer ce guichet, et elle disait : « Je crois que j’en suis dehors. » La belle humeur naturelle est quelquefois éphémère, elle est sujette à se faner dans sa fleur, elle n’est souvent qu’un déjeuner de soleil. La seule gaîté qui mérite confiance est la gaîté acquise, celle qui est née de l’expérience, du spectacle des choses humaines et qui résiste à la réflexion, celle qui a passé le guichet. Heureux qui arrive à se dire : Après tout, le monde est une comédie, et je ne paie pas trop cher mon fauteuil !

Si Mme de Rémusat savait s’aider à être heureuse, le ciel l’y aidait aussi. Les circonstances étaient venues au secours de sa philosophie, les choses avaient mieux tourné qu’elle n’eût pu le croire. Elle s’était mariée très jeune ; l’homme qu’elle avait épousé avait dix-sept ans de plus qu’elle, il était veuf et très mûr d’esprit. Elle l’avait accepté par sagesse, par estime et pour reconnaître des services rendus. Les mariages de reconnaissance ne sont pas les meilleurs ; d’ordinaire, il arrive un jour où l’on vérifie ses comptes, où l’on pense avoir payé sa dette ; on se dit : Me voilà quitte, occupons-nous de moi. Mais il se trouva que cet homme très mûr d’esprit était le plus agréable, le plus doux, le plus attentif des maris, et peu à peu l’intérêt qu’il inspirait à sa femme prit tous les caractères d’un sentiment exalté et durable. En 1805, elle lui écrivait de Sannois, où elle était en séjour chez Mme d’Houdetot, Madeleine sans repentance et comme confite dans le souvenir de ses vieux péchés : « Mon ami, je suis convaincue que la société de cette femme serait dangereuse pour une femme faible ou malheureuse dans son choix. » Elle se hâtait d’ajouter : « N’allez pas croire pourtant que ce spectacle d’une vieillesse paisible après une jeunesse un peu égarée dérange mes principes. Je réponds de moi parce que je t’aime et que je te suis chère. Douze années d’expérience m’ont assez prouvé que mon cœur t’était uniquement destiné ; mais, ta sévérité dût-elle s’en alarmer, je n’aurais pas été si sûre si tu n’avais pas été mon mari, et peut-être alors tu serais devenu mon amant en dépit de mes principes et de ma raison. » Que pensa M. de Rémusat de cette déclaration plus flatteuse que rassurante ? Apparemment il fit ses réflexions, mais sans appuyer. Que deviendrait la paix de l’âme, si l’on appuyait trop ?