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tournés sur la flotte turque : elle était sur les côtes d’Italie et ravageait la Calabre et la Sicile. La Goulette et Tunis furent assiégés par des hordes sorties du désert. Don Juan ramassa en toute hâte quelques troupes à Milan et les mena à la Spezia. Une tempête l’y arrêta ; arrivé à Naples, il apprit que la flotte turque était déjà sur le point d’attaquer Tunis. Ses dépêches lui interdisaient d’envoyer la flotte au-delà de la Sicile ; le roi lui défendait en outre d’engager aucune action personnelle avec les Turcs, et de prendre lui-même la mer ; ces conseils timides allaient jusqu’à la perfidie, car le roi lui disait : « Bien que vous ne deviez point prendre place sur la flotte, le fait doit demeurer secret. » Les ordres étaient péremptoires ; le vainqueur de Lépante, qui savait Tunis menacée, qui avait amené des vaisseaux, des troupes, devait donner le commandement à un lieutenant, et attendre les événemens en Italie. La Goulette fut prise le 23 août par les Turcs après un siège de cinq semaines ; le 13 septembre, la belle défense de Serbellone eut un terme, et les Turcs entrèrent d’assaut dans Tunis. Pendant ce temps, les gros temps retenaient don Juan et la flotte à Trapani. Dès qu’il apprit la nouvelle du désastre, il écrivit au roi ; il rappelait ses nombreuses instances, ses vaines demandes d’hommes et d’argent : « La Goulette a été perdue le jour que je quittai Naples, et le fort de Tunis avant que j’eusse pu réunir la moitié de la flotte à Palerme. » Philippe II se consola vite de la perte de Tunis : « Je la regrette, écrit-il à don Juan, autant que cela est raisonnable. » Les vice-rois de Naples et de Sicile étaient jaloux de don Juan, les princes italiens se réjouissaient secrètement d’une humiliation de l’Espagne. En France, on s’en félicitait publiquement. Un seul souverain poussa un cri de douleur, quand sur la terre africaine la croix fut renversée par le croissant : ce fut le pape Grégoire XIII.

Don Juan fut retenu à Naples pendant tout l’hiver par la volonté du roi ; montrons-le à ce moment tel qu’il est peint dans une dépêche d’un envoyé vénitien, Girolamo Lippomano. Il le décrit de stature moyenne, bien fait, plein de grâce, avec peu de barbe, mais de longues moustaches blondes, les cheveux longs et relevés en l’air, amoureux de beaux vêtemens, jouant à la paume cinq ou six heures de suite, cavalier accompli, très adonné aux femmes, mais évitant de donner aucune occasion de scandale et ne cherchant pas son plaisir avec « les dames qui ont l’habitude d’intriguer avec les princes » prodigue, et la main toujours ouverte, faisant profession de mépriser l’argent et ne pensant qu’à la gloire. « Il dit un jour en public que, s’il croyait qu’il y eût dans le monde un homme plus désireux que lui d’honneur et de gloire, il se jetterait par la fenêtre de désespoir. » Croyant avoir déjà conquis des titres suffisans à une couronne par ses campagnes contre les Maures