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dans sa tribu. Il fallait gagner les chefs, et le moyen de les gagner, c’était non pas de réduire, comme le demandait l’opinion publique de la nouvelle colonie, mais de consolider leur autorité. Et, en gagnant les chefs, on gagnait le peuple au nouvel ordre de choses, puisque précisément les chefs disposaient des tribus. Dana cette voie, qu’il avait découverte à lui tout seul, sir Arthur Gordon entra hardiment, résolument, énergiquement. Et l’on me dit que sir William des Vœux, le gouverneur actuel, suit les mêmes erremens. Si les résultats du système imaginé, inauguré, mis en pratique par le premier gouverneur, répondent à son attente, si, par les moyens qu’il a employés, on parvient à recueillir ces insulaires sans les faire disparaître, chemin faisant, dans le sein de la civilisation chrétienne, alors, certes, sir Arthur Gordon marquera dans l’histoire de l’Océanie comme le bienfaiteur des Fijiens.

Je me résume.

Après de longues hésitations et une série de transactions, le gouvernement anglais se décida à accepter des mains du roi Takumban les deux cents îles (dont cent habitées) qui constituaient nominalement le royaume de Fiji. Les deux parties contractantes agissaient sous l’empire d’une nécessité impérieuse. Takumbau, d’ailleurs, criblé de dettes contractées aux États-Unis, avait à choisir entre l’abdication et la ruine complète, peut-être la mort pour lui et l’extermination de sa famille et de sa tribu. De son côté, le gouvernement anglais pouvait-il demeurer plus longtemps témoin passif des crimes que commettaient dans ces parages, le plus souvent avec impunité, des sujets britanniques, sous les yeux de ses agens, de ses consuls, des commandans de ses croisières ? Pouvait-il laisser rétablir dans le Pacifique la traite qu’il avait si longuement, si énergiquement, et, à la fin, victorieusement combattue dans les eaux de l’Afrique et du Brésil ? Pouvait-il, dans ces circonstances, résister plus longtemps à la pression de l’opinion surexcitée de l’Australie, à la pression non moins passionnée des philanthropes de l’Angleterre ? À ces motifs humanitaires venaient se joindre des considérations d’un ordre purement temporel. On représentait Fiji comme un paradis terrestre destiné à fournir aux fabriques de Manchester d’innombrables balles de coton ; c’étaient pour ainsi dire plusieurs îles de Malte, qui, en temps de guerre, assureraient à l’Angleterre la domination du Pacifique occidental ; c’était un centre maritime inexpugnable pour ses forces navales et pour sa marine commerçante. Certes, ces espérances ne se sont pas réalisées et ne se réaliseront jamais. Tout cet archipel, fut-il couvert exclusivement de plantations de coton, n’en produirait jamais assez pour émanciper l’industrie cotonnière anglaise des producteurs de l’Amérique, et la configuration des îles, toutes d’un accès difficile, rendra toujours la navigation extrêmement