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moral que le mot dans la langue. On avait fabriqué le mot, mais l’idée était lente à pénétrer ces cerveaux, qui n’en comprenaient pas l’utilité et n’en appréciaient pas les avantages. Ils se soumettaient pourtant, en apparence, sans conviction aucune, toujours prêts à revenir à leurs anciens erremens, et trouvant dure, parce qu’elle leur était inintelligible, la loi nouvelle que leur prêchaient les missionnaires.

L’histoire des règnes de Kaméhaméha II et de Kaméhaméha III fut celle des luttes soutenues par les missionnaires pour conserver le pouvoir et suscitées par leurs adversaires pour le leur enlever. Les indigènes n’y prirent pas part. bien qu’investis de droits politiques, entre autres celui de voter les lois par l’intermédiaire d’un parlement où ils siégeaient en grande majorité, l’habitude de l’obéissance passive sous un maître absolu paralysait toute velléité de résistance. Puis ils reconnaissaient la supériorité intellectuelle et morale de ces nouveaux instituteurs, qui leur en imposaient, autant par la confiance que leur témoignaient le roi et les chefs, que par une vie irréprochable, conforme aux maximes qui faisaient le fond de leur enseignement.

Législateurs médiocres, les missionnaires américains furent, en revanche des initiateurs éminens. Ils introduisirent aux îles les méthodes d’enseignement adoptées aux États-Unis, où l’instruction primaire est si largement répandue. Intelligente et docile, la race indigène fit, sous leur direction, des progrès rapides, et si, à l’heure actuelle, on trouverait difficilement dans l’archipel havaïen un ou une indigène de vingt ans ne sachant pas lire, écrire et compter, c’est à eux qu’est dû ce résultat remarquable. À côté des écoles primaires, ils créèrent des écoles normales où se formèrent des instituteurs canaques. L’éducation des enfans des chefs fut l’objet de leurs soins particuliers. À ces héritiers des traditions féodales ils enseignèrent les principes politiques, les doctrines égalitaires des États-Unis et aboutirent à ce résultat de convertir ces représentans des idées rétrogrades en partisans des théories avancées et en chefs d’un mouvement qui, en peu d’années, effaça toute trace de féodalité et substitua au pouvoir absolu les formules du gouvernement parlementaire.

Cette organisation nouvelle date de 1840. À sa tête, comme ministre de l’intérieur et président du conseil, figurait John Young, oncle d’Emma, l’un des partisans les plus dévoués du parti missionnaire. Ce parti reconnaissait pour chef le docteur Judd, homme sincère et convaincu, autoritaire par tempérament, d’idées étroites, mais de volonté tenace, puisant dans la foi que sa cause lui inspirait le sentiment de son infaillibilité, administrateur intègre, mauvais diplomate, comptant trop sur la providence pour réparer les