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bétail, sucre, café, enrichissant les Kanaques, qui d’ailleurs partaient en foule pour ces merveilleux placers où la fortune, semblait-il, était aux premiers arrivés. Quelle preuve plus palpable, plus tangible de la puissance et de la richesse des États-Unis que cet afflux soudain de l’or, que ces nombreux navires se disputant les produits du sol, que cette hausse énorme et soudaine du prix de la main-d’œuvre, décuplant le salaire des matelots, des ouvriers du port et de toute cette population indolente, vivant de peu et brusquement envahie par la fièvre du gain !

Autour du roi les intrigues, les sollicitations redoublaient. Elles assombrirent les dernières années de son règne. Sous la pression des principaux chefs du parti missionnaire et des résidens américains, il consentit enfin à examiner le traité de cession qu’on lui soumettait ; il hésitait à le signer quand il mourut subitement le 15 décembre 1854. Il est constant que les excès dans lesquels on l’entraînait, pour lui arracher une signature qu’il ajournait, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, hâtèrent sa fin. Les honteux moyens auxquels on eut recours et auxquels les missionnaires restèrent étrangers, se tournèrent ainsi contre leurs auteurs. Kaméhaméha III, vieux avant l’âge, usé par les excès d’une jeunesse dissolue et les luttes d’un règne de vingt-neuf années, n’avait que quarante et un ans lorsqu’il mourut. Il ne laissait pas d’héritiers directs, mais il avait adopté pour fils et successeur son neveu, le prince Alexandre Liholiho, fils cadet de Kékuanaoa et de Kinau, fille de Kaméhaméha Ier.

Né le 9 février 1834, le nouveau souverain n’avait que vingt ans quand la mort de son oncle l’appela au trône. Comme presque tous les nobles havaïens, il était de haute stature, mais l’obésité, autre signe caractéristique des chefs, ne détonnait pas sa taille mince et élancée. Ses traits étaient réguliers, le front haut, le sourire charmant. Ses yeux vifs et intelligens éclairaient une physionomie très sympathique. Ses manières étaient celles d’un gentilhomme anglais de haute race ; il en affectait volontiers la tournure et la tenue. Son intelligence était plus prompte qu’étendue, plus en superficie qu’en profondeur. L’imagination dominait chez lui ; il concevait rapidement, mais se rebutait facilement, et la mobilité de son esprit nuisait à la fixité de ses plans. Son frère, le prince Lot, son aîné de deux ans, et depuis roi sous le nom de Kaméhaméha V, offrait avec lui un contraste frappant. Plus sérieux, plus réfléchi, le prince Lot avait toutes les qualités qui manquaient à Kaméhaméha IV, moins ce don de séduction qui, chez ce dernier, suppléait à ses lacunes. La plus sincère amitié unissait les deux frères, et bien qu’il fût l’aîné, le prince Lot avait vu, sans le moindre