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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 80.djvu/17

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son attendrissement devient une attaque de nerfs[1], et l’attaque est si forte qu’elle s’achève par un vomissement : « Il fallut l’asseoir, dit un témoin, lui faire prendre de l’eau de fleur d’oranger ; il répandait des larmes; cet état dura un quart d’heure. » — Même crise des nerfs et de l’estomac, en 1808, quand il se décide à divorcer; pendant toute une nuit, il s’agite et se lamente comme une femme; il s’attendrit, il embrasse Joséphine, il est plus faible qu’elle : « Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai jamais te quitter! » Il la reprend dans ses bras, il veut qu’elle y reste, il est tout à la sensation présente. Il faut qu’elle se déshabille à l’instant, qu’elle se couche à côté de lui, et il pleure sur elle : « A la lettre, dit Joséphine, il baignait le lit de ses larmes. » — Évidemment, dans un organisme pareil, si puissant que soit le régulateur superposé, l’équilibre court risque de se rompre. Il le sait, car il sait tout de lui-même; il se défie de sa sensibilité nerveuse, comme d’un cheval ombrageux; dans les momens critiques, à la Bérézina, il repousse les nouvelles tristes dont elle pourrait s’alarmer, et il répète[2] à l’informateur qui insiste : « Pourquoi donc, monsieur, voulez-vous m’ôter mon calme? » — Néanmoins, malgré ses précautions, deux fois, quand le péril s’est trouvé laid et d’espèce nouvelle, il a été pris au dépourvu; lui, si lucide et si ferme sous les boulets, le plus audacieux des héros militaires et le plus téméraire des aventuriers politiques, deux fois, sous l’orage parlementaire ou populaire, il s’est manqué à lui-même. — Le 18 brumaire, dans le corps législatif, aux cris de « hors la loi, il a pâli, tremblé, il a paru perdre absolument la tête;., il a fallu l’entraîner hors de la salle; même on a cru un instant qu’il allait se trouver mal[3]. » — Après l’abdication de Fontainebleau, devant les imprécations et les fureurs qui l’accueillent en Provence, pendant quelques jours, son être moral semble dissous ; les instincts animaux remontent à la surface : il a peur, et ne songe pas à s’en cacher[4]. Ayant emprunté l’uniforme

  1. Mme de Rémusat, I, 121, 342; II, 50; III. 61, 294, 312.
  2. De Ségur, V, 348.
  3. Yung, II, 329, 331. (Récit de Lucien, et rapport à Louis XVIII.)
  4. Nouvelle relation de l’Itinéraire de Napoléon, de Fontainebleau à l’Ile d’Elbe, par le comte de Wahlburg-Truchess, commissaire nommé par le roi de Prusse (1815), p. 22, 24, 25, 26, 30, 32, 34, 37. — Probablement les scènes violentes de l’abdication et la tentative qu’il avait faite à Fontainebleau pour s’empoisonner avaient déjà dérangé en lui l’équilibre ordinaire. Arrivé à l’Ile d’Elbe, il dit au commissaire autrichien Koller : « Quant à vous, mon cher général, je me suis montré cul-nud. » — Cf., dans Mme de Rémusat, I, 108, une de ses confidences à Talleyrand : il y marque avec crudité la distance qui, chez lui, sépare l’instinct naturel du courage voulu. — Ici et ailleurs, on démêle en lui un coin d’acteur ou même de bouffon italien ; M. de Pradt l’appelait « Jupiter Scapin.» Lire ses réflexions devant M. de Pradt, à son retour de Russie : on dirait d’un comédien qui, ayant mal joué et fait fiasco sur la scène, rentre dans la coulisse, juge son rôle et mesure les impressions du public. (De Pradt, p. 219.)