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la malheureuse, qui put se rassasier et se chauffer avec délices. Pendant qu’elle mangeait, Mlle de Grandpré écarta une sorte de loque qui lui servait de manteau et s’aperçut qu’elle n’avait pas de linge. De tous les signes de la misère, c’est celui-là peut-être qui produit l’impression la plus poignante sur une femme bien élevée. Quoi! pas de chemise! Non, ni bas, ni jupon, ni fichu! Mlle de Grandpré courut à ses armoires et la pauvre fille fut pourvue de ce qui lui manquait.

Elle se nommait Françoise R... Accusée d’escroquerie, elle avait été arrêtée et conduite à Saint-Lazare. Après une instruction judiciaire qui avait duré trois mois, on avait reconnu son innocence, et une ordonnance de non-lieu l’avait rendue à la liberté. Près de cent jours de prévention, c’est beaucoup lorsque l’on n’est point coupable. Sortie de prison, elle avait pour toute fortune trois francs, que le garni et la nourriture enlevèrent rapidement ; ne voulant pas mendier, elle sollicita un secours à la préfecture de police, qui lui proposa l’hospitalité de Saint-Lazare; elle se sauva épouvantée, marcha pendant plusieurs nuits dans Paris, ramassant quelques détritus aux tas d’ordures, couchant, quand elle l’osait, dans « l’allée » des maisons à porte bâtarde, échappant par miracle aux rondes des sergens de ville, qui l’eussent « ramassée » comme vagabonde, pleurant et se demandant pourquoi elle était si durement punie, puisqu’elle était innocente. Un matin, elle s’assit sur une des berges de la Seine, ses genoux dans les mains, l’œil fixe, regardant couler l’eau, qui l’attirait et lui promettait la fin de ses misères. En elle quelque chose se révolta qui ne voulait point mourir. Elle se souvint tout à coup de Mlle de Grandpré : Essayons ! elle vint heurter à sa porte, ne se doutant pas qu’elle apportait la lumière à un esprit qui se débattait encore dans les brouillards de ses projets et qu’elle allait provoquer la création de l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare. L’appellation est rigoureuse : elle délimite le champ de l’action et détermine le but que l’on veut atteindre.

Mlle de Grandpré comprit que tout effort tenté sur les détenues serait vain et détruit par le mauvais exemple, par les conseils pernicieux, par le faux amour-propre, par la vantardise, qui sont, jusqu’à présent, le produit le plus net des prisons en commun, où l’on s’excite mutuellement, où l’on se défie au méfait, où la perversité railleuse triomphe facilement des volontés débiles. C’est à la sortie de la maison pénitentiaire, après la peine subie, à l’heure inéluctable de l’humiliation du passé et de l’inquiétude pour l’avenir, qu’il faut agir. Il y a là une heure d’angoisse à laquelle les cœurs les plus endurcis ne peuvent se soustraire : « la masse » gagnée par le travail des ateliers est si maigre qu’elle sera