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lesquelles de temps à autre, en s’y appliquant, il réussissait à tromper ses ennuis. Il faisait un cas médiocre de l’espèce humaine et ne pensait pas lui devoir de grands égards ; mais il s’acquittait en conscience de ses obligations envers un très petit nombre d’élus qu’il jugeait dignes de son estime. Il disait : « Moi, mes amis et les autres. » Il s’intéressa toujours beaucoup à lui-même et dans l’occasion à ses amis ; il ne s’est jamais intéressé aux autres.

Il aimait à causer, le verre à la main, avec les gens qui lui plaisaient ; il aimait aussi à leur écrire. M. Zellera rassemblé sa correspondance, il y a fait un triage. Les six cents lettres qu’il vient de publier en valaient la peine et classent Strauss parmi les meilleurs épistolaires d’outre-Rhin[1]. Il était écrivain ; il se vantait avec raison d’avoir eu dès sa jeunesse le souci de la forme et du bien-dire, d’avoir toujours été sévère pour lui-même comme pour les autres. Quelque respect qu’il portât à MM. Mommsen et Treitschke, il reprochait au premier d’avoir la patte trop lourde, au second trop de goût pour le pathos. On retrouve dans sa correspondance, avec plus de grâce, d’enjouement, de désinvolture, ce style net, précis, ferme, limpide qui double le prix de ses livres et lui assigne une place à part parmi les théologiens allemands.

Ses lettres ne sont pas seulement agréables à lire, elles sont instructives. A la vérité elles ne nous révèlent pas un Strauss inconnu ; mais elles nous donnent une idée plus nette et plus vivante de celui que nous connaissions par ses ouvrages. Il se plaignait un jour au pasteur Rapp que la nature lui avait donné une forte tête, et un système nerveux trop irritable qui la troublait, la dérangeait dans ses opérations. Il était injuste envers la nature. Comme tout le monde, il avait ses nerfs, mais la forte tête finissait toujours par en avoir raison. Il était de la race des cérébraux. Il s’est imaginé parfois que ce qui se passait dans son cœur avait quelque importance ; il revenait bientôt de son erreur, il était le premier à reconnaître que son cerveau était la pièce principale de sa machine, que c’était là que se passaient les véritables événemens de sa vie.

Ajoutons que ce docteur, qui ne vivait réellement que par la tête et par l’esprit, avait donné de très bonne heure à ses pensées leur forme définitive, qu’à travers toutes les phases de son existence, il est toujours resté le même. Presque tous les grands penseurs ont accompli une évolution, subi des métamorphoses ; ils ont eu des hésitations, des repentirs ; l’âge, l’expérience, ont modifié leurs inclinations et leurs doctrines : ceux qui étaient nés croyans se sont pris à douter, ceux qui ne croyaient à rien ont senti le besoin de croire, les

  1. Ausgewählte Briefe von David Friedrich Strauss, herausgegeben und erläutert von Eduard Zeller. Bonn, 1895, Verlag von Emil Strauss.