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accepterait le fait accompli. Ce n’est pas la première fois, dans l’histoire, que de hardis aventuriers jouent un pareil jeu. Si la fortune les favorise, ils deviennent des héros ; s’ils échouent, ils restent de simples flibustiers. Il faut reconnaître, à la décharge du docteur Jameson, qu’il a fait tout son possible pour assumer sur sa tête l’entière responsabilité de son entreprise et pour en dégager tous les autres ; mais il n’y a pas réussi. Les vraisemblances politiques et morales protestaient contre la fiction qu’il voulait imposer au monde. On n’ignorait pas qu’il était l’homme de confiance, l’ami, l’alter ego de M. Cecil Rhodes, et qu’il n’aurait pas hasardé une pareille témérité sans le consentement de celui-ci. Depuis quelques jours, les preuves de la complicité de M. Cecil Rhodes ont été produites en si grand nombre et avec une telle évidence qu’il est impossible de la contester plus longtemps ; au surplus ces preuves matérielles étaient inutiles, toute démonstration était superflue, les choses elles-mêmes parlaient assez clairement pour n’avoir besoin d’aucun commentaire. Le docteur Jameson a commis un acte inqualifiable, il s’est conduit en véritable condottiere ; mais enfin, tout en condamnant l’attentat, il ne faut pas en flétrir l’auteur hors de toute mesure, et ce serait dépasser la mesure équitable, pour blanchir M. Cecil Rodes et la compagnie à Charte, de traiter M. Jameson comme un simple bandit. Qu’il fût d’accord avec la compagnie, ou du moins avec ses principaux représentans dans le Sud Africain, personne n’en doute ; et pour peu qu’on ait suivi avec attention, depuis quelques années, le développement politique et territorial de la colonie du Cap et de la compagnie à Charte, on reconnaîtra que l’incident d’hier n’est pas sans avoir eu des précédens. Ce qui l’en distingue c’est le dénouement, et c’est aussi le fait que l’agression a été tournée cette fois, non pas contre des peuplades plus ou moins barbares, mais contre un petit peuple que ses origines et son caractère rendent sympathique au monde civilisé. Il y a peu d’histoires aussi intéressantes que celle de ces Boërs, composés de Hollandais, de Français protestans et d’Allemands, qui ont les premiers importé la civilisation européenne et chrétienne au sud de l’Afrique, et, qui, peu à peu, ont été obligés de reculer devant l’invasion anglaise, cherchant toujours plus au nord une terre nouvelle pour y vivre en liberté et, autant que possible, en paix. De ce mélange de nationalités diverses, où l’élément hollandais domine, mais où on distingue encore très bien l’élément français, s’est formée une race saine et forte, digne d’estime et souvent d’admiration, celle de toutes qui honore le plus l’Europe dans l’immensité de l’Afrique. Malheureusement, elle y est perdue.

Elle n’y occupe qu’un tout petit territoire, et ne peut plus en sortir comme autrefois pour aller, au besoin, chercher ailleurs une autre patrie. Le Transvaal est devenu, bon gré mal gré, le dernier refuge des Boërs. Ils y sont entourés aujourd’hui, enveloppés de tous les