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spécimens de la renaissance américaine à l’instar de Richardson, dont la haute façade, les cintres, les meneaux, les décorations de terre cuite, feraient croire à autant d’édifices publics, bien qu’ils soient pour la plupart des manufactures ou des magasins ; les gigantesques cheminées d’usines, les noires fabriques, la cathédrale pseudo-gothique ; le collège plus ancien que le reste, avec sa coupole de bois perchée au faîte « comme un petit chapeau sur un gros homme », le monument commémoratif de la guerre, et les écoles imposant avec ostentation la magnificence de leurs tourelles, de leurs balcons, de leurs fenêtres ornées ou ventrues, le tout symbolique d’une florissante culture intellectuelle. Enfin le chemin de fer qui circule sans façon par les rues où il est loisible à chacun de se garer, et les cars électriques qui se succèdent incessamment avec la sonnerie grêle, le jaillissement d’étincelles du trolly.

Les passans étaient souvent aussi pour moi de vieilles connaissances ; je mettais des noms sur tous les visages.

Cette jeune femme maigre par exemple, aux pommettes un peu hautes, au menton carré, au long visage énergique, c’est Tilly Louder (Mother Emeritus), qui gagne sa vie en écrivant à la machine. Elles sont une légion de type-writers ; Tilly est employée dans une grande maison de commerce, employée modèle, ambitieuse, déterminée à parvenir, menant tambour battant, avec les meilleures intentions, une mère qui lui fait la cuisine. Mrs Louder, la mère, a posé pour l’un des plus sympathiques portraits d’Octavo Thanet : l’âme irlandaise, débordante de générosité, enfiévrée d’exaltation, brille dans ses yeux encore si beaux, quoique depuis un demi-siècle ils aient pleuré de sympathie et pétillé d’enthousiasme sur les chagrins et sur les joies d’autrui. Servante volontaire de tous ses voisins, elle marie celle-ci, enterre celui-là, préside à la naissance du baby d’en face, raccommode les bas de l’étudiant d’à côté dont elle ne sait même pas le nom, garde les enfans de l’ouvrière d’en haut, aide la femme du restaurant d’en bas, guette les cas de diphtérie et de petite vérole pour se précipiter au chevet du patient, prêtant ses conseils, ses bras, son dévouement infatigable à tous les locataires de la grande maison dont elle est l’ange gardien. Elle finit par briguer l’emploi de garde-malade dans certaine ferme où naturellement on manque de domestiques : par tout l’ouest les domestiques sont plus difficiles à trouver que les mines d’or. Son but est d’assurer au fermier, un homme influent, les loisirs nécessaires pour mener à bien une souscription en faveur de ces pauvres Russes ; un article de journal sur les horreurs de la faim lui a montré sa