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le président des chemins de fer de la ville, prenant en note — pour ne pas l’oublier — que sa fille se marie. Elle se marie même un peu contre son gré ; il voudrait, dans son égoïsme paternel, qu’elle eût ce goût déclaré pour le célibat qui distingue aujourd’hui tant d’Américaines. Horatio Armorer est un enfant gâté de la fortune ; fils d’un ministre presbytérien qui a fouetté ses fils, pour leur inculquer des principes, si souvent et si fort que l’effet de ces corrections a été de leur faire prendre le nom même des principes en horreur, il est devenu très vite millionnaire comme on le devient quand on n’est pas retardé par trop de scrupules ; en ce moment il prémédite une bonne mesure administrative : supprimer par économie les conducteurs de cars électriques, au risque d’écraser chaque année quelques enfans de plus. L’embarras, c’est que son futur gendre est le maire de la ville, le grand fabricant de meubles, Harry Lessing, qui, lui, a des principes très arrêtés et se croit tenu de veiller à la sûreté des marmots lorsqu’ils vont seuls au Kindergarten, risquât-il pour cela de perdre la fiancée de son choix. Mais celle-ci, qu’une éducation perfectionnée a pénétrée des idées nouvelles qui consistent à faire passer les intérêts publics avant tout, même avant les intérêts d’un père, approuve les motifs de Lessing, et, si surveillée qu’elle soit (la surveillance, en Amérique, n’est jamais que relative), trouve moyen de se fiancer avec lui durant le trajet de haut en bas d’un ascenseur ; ce qui force Armorer à effacer de ses memoranda la ligne : — M’opposer au mariage de ma fille.

Cette histoire est vivement contée ; mais la plus belle dans sa précision et sa sobriété, que n’eût point désavouée un maître tel que Maupassant, c’est l’Obsession de Kurt Lieders. Elle roule sur l’entêtement que met à se tuer un vieil ouvrier allemand, sorti par entêtement aussi de chez son patron, le grand fabricant de meubles d’art, autour duquel tournent tous ces récits. Kurt Lieders est depuis trente ans l’employé le plus estimé de la fabrique, mais il a voulu rompre, et, ayant rompu, il ne peut plus supporter l’existence : la mort aux rats, le rasoir, la corde, tout lui est bon, il essaye de tout. Sa femme, attentive à déjouer cette monomanie de suicide, l’a ligotté pour qu’il ne recommençât pas, sans pouvoir obtenir de lui cependant la promesse qu’il renonce à son noir dessein. Tout ce que lui accorde ce désespéré, c’est de ne rien tenter contre lui-même le jour anniversaire de leur mariage, et la vieille Thekla profite de cette trêve pour le réconcilier avec son patron. Elle, que son mari méprise comme incapable de rien comprendre en dehors du ménage, elle a su découvrir un secret, c’est qu’il tient moins à se tuer qu’à retourner