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peut mettre un pays à deux doigts de sa perte. Déclarée illégitime par son père, exclue de la succession par son frère Édouard, Élisabeth ne possédait qu’un titre très contestable et très contesté, et se voyait condamnée, pour employer le mot de Faust, « à acquérir l’héritage qu’elle avait reçu de ses ancêtres et à ne le posséder qu’après l’avoir conquis. »

Que de questions à résoudre ! Parviendra-t-elle à donner à un pays qui en peu d’années a changé trois fois de religion celle qui convient le mieux à son tempérament, et qui fixera la perpétuelle instabilité de ses goûts et de ses repentirs ?

Elle a tout à craindre de l’Écosse. Sera-t-il en son pouvoir d’y fortifier le parti protestant, de déjouer les intrigues de Marie Stuart, de préparer l’union des deux royaumes et la transformation de l’Angleterre en Grande-Bretagne ? Enfin saura-t-elle défendre l’indépendance de son île contre les agressions du colosse ou du démon du Midi, contre Philippe II, qui se souvient d’avoir été le mari d’une reine d’Angleterre, et qui maître du Portugal, et ayant ajouté aux possessions espagnoles du Nouveau Monde le Brésil, les Açores, la Guinée, le Cap, Zanzibar, Ceylan, Malacca, est vraiment devenu le roi des mers ? Tous les problèmes que lui pose le sphinx, Élisabeth les a victorieusement résolus, et il est permis d’en conclure que cette femme qui avait tant de défauts, tant de petitesses, tant de misères, ne laissait pas d’avoir l’ame haute, quelque grandeur dans l’esprit, le génie du commandement et de la politique.

C’est une étrange figure que celle de la reine Élisabeth ; elle n’a jamais rien fait pour se concilier la sympathie, et il est plus difficile de l’aimer que de l’admirer. Un historien anglais, M. Froude, s’est montré sévère pour elle jusqu’à l’injustice ; il s’est plu à mettre impitoyablement au grand jour ses faiblesses, sa mauvaise foi, ses duplicités, ses continuelles tergiversations, ses petites manœuvres et ses petites vanités. Il prétend que son caractère ne fut pour rien dans ses succès, qu’il faut les attribuer uniquement « à sa singulière fortune. » Il semble en effet que le trait distinctif du grand politique soit d’avoir le goût et le génie des entreprises. Élisabeth n’aimait pas à entreprendre, il lui en coûtait d’agir, elle avait une répugnance instinctive pour les résolutions audacieuses, pour les mesures décisives qui engagent l’avenir. Elle n’accordait à ses amis qu’une assistance tiède et des demi-secours ; elle semblait ménager ses ennemis, elle ne portait que des coups timides ; aussi longtemps qu’elle le put, elle évita les luttes ouvertes, les combats à outrance, et quand ses conseillers l’exhortaient à oser davantage, elle répondait : « Votre conseil est bon, mais je n’en userai pas. »

Les dangers qu’avait courus dans sa jeunesse cette femme, dont la mère avait été décapitée, et qui était montée sur le trône