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Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 133.djvu/773

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prolongée pendant des générations ; la destruction des affections naturelles et le meurtre fatal entre parens ; la passion, l’espérance, la raison elle-même ne servant qu’a égarer et ã décevoir ; enfin le mal et la souffrance atteignant leurs victimes dans tout leur être au milieu de catastrophes inouïes : voilà le fonds commun de presque toutes les légendes. Aussi la plainte du Grec a-t-elle souvent retenti dans la poésie et ailleurs. Le vieil Hésiode racontait comment mille tristesses, échappées de l’urne de Pandore, erraient parmi les hommes ; et il ajoutait : « La terre est pleine de maux. la mer en est pleine ; jour et nuit, les maladies viennent d’elles-mêmes, apportant des maux, visiter les hommes, en silence, car le prudent Zeus les a privées de la voix. » Le chœur d’Œdipe à Colone, en présence des maux qui affligent encore la vieillesse du héros thébain, ne peut que répéter, en faisant un retour sur lui-même (c’est un chœur de vieillards), la maxime attribuée par la légende au dieu prophète Silène : « Ne pas naître est de beaucoup la meilleure chose ; le mieux de beaucoup ensuite c’est, quand on est né, de retourner au plus vite là d’où l’on vient. » Le pessimisme moderne ne va pas plus loin. Cette misère de la condition humaine, la tragédie a pour fonction propre d’en peindre toute l’horreur dans les exemples les plus frappans : comment ne serait-elle pas pessimiste, et comment peut-on dire d’Euripide en particulier qu’il se distingue des autres tragiques par son pessimisme ?

Il ne serait pas impossible de soutenir le contraire. Comparez son théâtre à celui d’Eschyle : quel est celui où la couleur est le plus sombre, où la victime humaine se débat dans une impuissance plus poignante ? Il n’y a pas chez Euripide ces ténèbres mystérieuses ni ce sentiment profond de la domination absolue d’une force funeste. Il arrive même quelquefois qu’il dissipe l’horreur tragique ; il adoucit la tragédie et y fait pénétrer les rayons d’une lumière presque riante. Non seulement le dénouement est heureux dans Alceste, pièce d’un genre particulier tenait la place d’un drame satyrique, mais il l’est dans Iphigénie en Tauride et dans Hélène, et même, par la déconvenue des deux rois, Thoas et Théoclymène, il s’y rapproche quelque peu de la comédie ; et sans doute d’autres pièces, dans le grand nombre de celles qui ont disparu, laisseraient des impressions analogues. Cependant le mot « pessimisme », qui ne viendrait à l’esprit de personne a propos d’Eschyle, paraît naturel, appliqué à Euripide. La principale raison vient de cette différence de leurs dispositions religieuses sur laquelle j’ai dû d’abord insister. J’ai dit qu’Eschyle, acceptant les légendes, adore en croyant la divinité, et que dans les grandes compositions où il a mis le fond de sa pensée, il montre le progrès du monde vers le bien. il a la foi et l’espérance.