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ait vu dans la nature féminine le germe de pareilles vertus.

Il est donc évident qu’Euripide ne s’est pas borné à faire la satire des femmes et qu’elles n’ont pas eu parfois de meilleur apologiste. C’est au poète, saisi par une idée ou une émotion dramatique, autant qu’au moraliste soucieux de la vérité, qu’elles ont dû cette justice : le moraliste plus que le poète paraît s’être ému de certaines questions sociales, comme la distinction des classes, comme l’esclavage. En vrai fils de la démocratique Athènes, il considère la noblesse comme un préjugé. Quelle déviation de la nature essentielle de la tragédie, consacrée primitivement aux héros et aux princes, fils des dieux ! Tous les hommes, dit-il, ont une mère commune, la Terre, qui a donné à tous la même forme, ce qui fait que, « nobles et non nobles, nous sommes tous de la même race. » En réalité, il n’y a pas d’autre noblesse que la noblesse morale ; le noble, c’est l’honnête homme, et le pauvre vaut souvent mieux que le prétendu noble qui ne doit ce nom qu’à la richesse acquise par ses pères. La gloire militaire elle-même, au jugement d’Euripide, n’est pas un titre qui compte à côté de la vertu ; car elle est acquise par le général vainqueur aux dépens des soldats. On lit dans Andromaque : « Quand une armée érige en trophée les dépouilles de l’ennemi, on ne considère pas cette victoire comme l’œuvre de ceux qui ont été à la peine, mais c’est le général qui en recueille tout l’honneur. » Réclamation dangereuse, où l’esprit démocratique touche de près à l’anarchie, et dont la hardiesse surprendrait davantage, si l’on ne se souvenait des accusations du Thersite d’Homère contre les chefs de l’armée grecque et des plaintes que font entendre les vieillards mycéniens dans l’Agamemnon d’Eschyle. Mais les accusations de Thersite tombent étouffées par le mépris et le ridicule, et les tristes réflexions des vieillards de Mycènes sur le deuil des familles, « ne reçoivent qu’un peu de cendre à la place des soldats qu’elles ont envoyés combattre sur la terre étrangère », sont un pressentiment des représailles divines contre leur chef Agamemnon, responsable de toutes ces vies détruites. Euripide, lui, réclame au point de vue social.

Il se fait volontiers le patron des humbles. Non seulement il aime à faire valoir les avantages moraux attachés à la médiocrité et en particulier les vertus des gens de la campagne, mais sa sympathie et sa pitié descendent jusqu’aux esclaves. Il admet comme tout Grec que l’esclavage est un mal nécessaire, car l’homme libre ne saurait se passer d’esclave ; il n’ignore pas que la servitude dégrade l’âme, presque condamnée à la bassesse et au mensonge ; mais il plaint celui qui y est réduit, il affirme que la mort serait préférable pour l’esclave qui a connu la liberté, et,