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Beaux-Arts en France, 1801 pouvait lui reprocher « de ne connaître que les environs du pays qui l’a vu naître, de s’être engagé trop tôt dans l’hymen, pour acquérir le titre honorable de père » et de n’avoir pas visité l’Italie ! Les paysages italiens servaient de fond à tous ses tableaux, où de Numa Pompilius à Cicéron défila tout le De Virís.

Corot fut pendant trois ans l’élève respectueux de Bertin ; il se pénétra de toutes les lois du paysage historique ; il apprit à disposer noblement dans le rectangle d’une toile les architectures, les mouvemens de terrain, les masses de feuillage ; et s’il put lui arriver par la suite de dire ou de laisser entendre qu’il ne retira pas de cet enseignement tout le profit qu’il eût voulu, du moins ne prit-il jamais vis-à-vis de son ancien maître l’attitude d’un révolte. C’est de lui vraisemblablement qu’il reçut le sujet de son premier tableau d’exposition. Dans ses voyages en Italie, Bertin s’était plus d’une fois arrêté à Narni, où les ruines d’un pont romain sur la Nera lui fournissaient un motif selon son esthétique. En 1810 et 1827, il avait exposé des Vues des environs de Narni ; c’est par le Pont de Narni qu’au Salon de 1827 Corot fit ses débuts.

Regardons le tableaux entre deux rives encaissées au premier plan, un cours d’eau se dirige vers la plaine, qui s’élargit à l’horizon et fuit dans la lumière ; un pont en ruine dresse sur le ciel ses arches démantelées ; un chemin sablonneux court à gauche, animé d’un troupeau de chèvres blanches et va se perdre sous de grands arbres qui arrondissent noblement le dôme un peu métallique de leurs sombres frondaisons. Des paysans en costumes de lazzaroni sont assis en avant. L’aspect général est d’une netteté rigide, la facture sèche ; l’arrangement un peu mécanique des premiers plans fait penser aux « paysages ajustés » de Watelet ; mais le grand ciel lumineux, — qui emplit tout le fond du tableau, se dore à la ligne d’horizon, bleuit au zénith et se reflète aux eaux basses de la Nera, — sollicite plus doucement l’œil. Jusqu’au bord du cadre, la marche décroissante de la lumière et son action sur les choses ont été suivies et indiquées avec une application et une timidité également sensibles ; sur les piles et les morceaux de tablier encore debout du pont romain, sur la masse des feuillages, sur les blanches toisons des chèvres, sur le sable du chemin et les accidens du terrain, enfin sur les vêtemens des paysans, des rappels de tons de lumière ont été posés après coup, par petites touches, « comme on met de la nonpareille sur un gâteau bien cuit », aurait pu dire Delacroix.