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Sois mon frère ou je te tue... La fraternité de ces gens-là est celle de Cain et d’Abel. » Chamfort est dénoncé, incarcéré aux Madelonnettes, remis en liberté. Mais il s’est juré à lui-même de ne pas retourner en prison : il tente de se suicider, se manque, ne songe plus qu’à recommencer, et meurt bientôt de ses blessures. Rivarol, depuis qu’il a quitté la France, erre de Bruxelles à Londres, de Londres à Hambourg, de Hambourg à Berlin. Partout où il est, il tâche de reconstituer autour de lui cette vie de société dont l’atmosphère lui est seule respirable. Il peut se faire illusion lors des premiers temps. Dans la brillante émigration de Bruxelles, il retrouve son auditoire presque au complet. A Londres, il a la première sensation de l’exil. Que devenir dans ces brouillards, parmi des Anglais flegmatiques qui boivent au lieu de causer et des Anglaises qui « ont deux bras gauche ? » il fuit, emmenant Manette. Il reprend la mer. fait deux fois naufragée, aborde enfin à Hambourg. Il y fait sombre, il y fait froid. Les naturels du pays sont des lourdauds. « Tout est ici commerçant ou spéculateur... Quant aux femmes, ce sont des espèces de momies imparlantes dont la robuste enveloppe interdit jusqu’au désir. » Veut-on qu’il « s’extravase » pour ces gens-là ? Les émigrés dont il y a à Hambourg un continuel va-et-vient sont bien changés de ce qu’ils étaient à Bruxelles. La misère est venue. Les papillons sont devenus chenilles. Elle est bien finie la fête de l’ancien régime. Ce qui jadis donnait du prix à la vie n’est plus qu’un souvenir. Désormais à quoi bon vivre ? On voit Rivarol s’alourdir, s’abandonner de plus en plus ã des siestes prolongées. Il meurt enfin d’un mal auquel les médecins ne sont pas embarrassés de trouver quelque dénomination baroque et qui s’appelle de son vrai nom : l’impossibilité de vivre... C’est ce phénomène de la mort lente qu’on observe chez beaucoup d’êtres incapables de survivre : à la perte de ce qu’ils ont trop aimé... Chamfort et Rivarol disparaissent avec une société dont ils ont été les plus brillans et les plus fidèles représentans. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils disparaissent tout entiers. Il reste deux quelques aphorismes, des mots à défaut d’une œuvre, à tout le moins un nom et un exemple. Ils témoignent du sort qui est réservé à la littérature, du jour où elle consent à n’être qu’un amusement pour égayer les dernières heures d’une société qui succombe à la dissipation et à la frivolité. c’est pour une littérature la condition elle-même de son existence, que de se détourner du spectacle des organismes en décomposition dont les convulsions suprêmes n’ont plus d’intérêt que pour la médecine et la pathologie.


RENE DOUMIC.