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Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/708

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Lorsque Nietzsche disait : « Soyons durs ! » il plaisantait, car c’était en vérité le meilleur des hommes. Sa sœur, Mme Fœrster-Nietzsche, qui s’est pieusement chargée de l’entretien de son culte, a bien raison, à ce point de vue, de publier sans cesse de nouveaux documens biographiques dont chacun nous apporte un nouveau témoignage de la douceur, de la charité, des touchantes vertus chrétiennes de l’auteur de l’Antéchrist. Parfois, comme je l’ai dit, ces documens nous causent une impression pénible, en nous laissant voir, au fond du lucide esprit de Nietzsche, des signes annonciateurs de la folie prochaine ; mais jusque dans ses plus tristes accès de mégalomanie, le cœur du malheureux garde la beauté morale qui lui est naturelle ; et le délire même des persécutions ne parvient pas à y faire naître l’ombre d’une haine ni d’une colère. Les lettres de Nietzsche, en particulier, m’apparaissent de plus en plus comme le contrepoison de ses livres. Elles sont pleines de tendresse et d’humanité ; et l’âme du poète s’y montre tout entière.

Mme Fœrster vient précisément de publier encore quelques-unes de ces lettres, en y joignant les réponses du correspondant à qui elles étaient adressées, et qui se trouve être, lui aussi, une des figures les plus intéressantes de la littérature allemande contemporaine. C’est le poète et philosophe wagnérien Heinrich von Stein, que M. H.-S. Chamberlain a tout récemment fait connaître auxlecteurs de la Revue[1]. Et rien n’est aussi curieux que le contraste que nous révèlent ces lettres entre deux hommes qui ont eu entre eux tant de points de contact, avant de subir, l’un et l’autre, la triste fatahté de leur destinée.

Stein était, en 1882, maître de conférences à l’université de Halle. Apprenant que Nietzsche venait d’arriver à Leipzig, il s’était empressé de l’y aller voir. Mais déjà Nietzsche avait quitté Leipzig. Il fut désolé, à son retour, d’avoir ainsi manqué la visite d’un jeune écrivain dont il avait autrefois beaucoup aimé le premier livre, un essai sur les Idéals du Matérialisme. Et il écrivit à Stein quelques lignes des plus aimables, où il lui disait, en terminant : « On m’a raconté que, plus que personne peut-être, vous vous étiez donné de cœur et d’âme à Wagner et à Schopenhauer. Voilà qui est inappréciable, à la condition de ne durer qu’un temps ! »

Le jeune professeur, pour toute réponse, lui envoya les bonnes feuilles de son nouveau livre, un recueil de douze dialogues, publiés sous le titre de : Les Héros et le Monde. C’est à cet envoi que Nietzsche, à son tour, répondit par la curieuse lettre que voici :

  1. Voyez la Revue du 15 juin 1900.