Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/621

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poésie populaire chargée de tous les sentimens, de toutes les émotions, de toutes les sensations de jadis. À ce contact, Burns eût rafraîchi son cœur et renouvelé son génie, si rien ne l’en eût séparé. Mais l’épaisse cordialité de ses hôtes, qui le fêtaient grossièrement, isola le poète dans un présent très vulgaire où, libéré de toute contrainte, de plain-pied avec tous, il laissa de beaux jours rouler parmi les médiocrités d’un triomphe de province.

Le réconfort espéré n’était pas venu ; le voyage n’avait pas réparé le mal causé par l’hiver d’Edimbourg. C’est un homme blessé, un être déchiré qui revient à Mossgiel, au foyer de la vieille mère, après huit mois d’absence. Comment les siens le retrouvèrent-ils ? Que fut sa vie, dans la famille heureuse de sa gloire et de son retour, au milieu des voisins qui accouraient le visiter, l’écouter ? Burns fit sans doute bon visage à cette fête. Mais comme son cœur était changé et quel ravage intérieur ! On demeure stupéfait devant une lettre de cette époque à son ami Nicol, d’Edimbourg. Son village, la maison où l’attendaient toutes les fiertés et toutes les tendresses, ses amis, ses deux petits jumeaux enfin et leur mère Jane Armour, il ne ressent devant tout ce passé retrouvé que de la colère et du mépris ; il ne fait entendre qu’un mauvais rire ! Parce que les parens de Jane, naguère si arrogans, sont devenus aujourd’hui servîtes, obséquieux, son attitude n’est que défi et révolte ! « Je n’avais jamais considéré le genre humain comme très capable de quelque chose de généreux ; mais la morgue des patriciens d’Edimbourg et la servilité de mes frères plébéiens (qui peut-être me regardaient de travers il y a quelque temps), depuis que je suis revenu chez moi, m’ont presque fait prendre mon espèce en dégoût. J’ai acheté un Milton de poche, et je le porte continuellement avec moi, afin d’étudier les sentimens, l’indomptable magnanimité, l’intrépide et inflexible indépendance, l’audace désespérée et le noble défi à la souffrance de ce grand personnage, Satan[1]. » Un tel éclat ne peut que nous déconcerter et nous indigner, si nous n’avons pas compris comme elle doit l’être cette crise dont la personnalité de Burns sort déchirée : il souffre dans son génie, qu’il sent isolé, stérile ; dans sa vie, qu’il voit perdue. Et c’est à Mossgiel, au contact de la vie ancienne, que se révèle toute

  1. To William Nicol, 18 juin 1787.