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morne et par cela seul que l’institution de l’esclavage en formait la pierre angulaire, étaient essentiellement des sociétés aristocratiques. Le maître s’y croyait d’une autre nature que l’esclave ; un sang plus pur courait dans ses veines ; et le seul lien qu’ils ne pussent concevoir entre eux était celui de la « fraternité. » C’est cet orgueil de la race et du sang que le christianisme est venu détruire : l’orgueil du patricien romain, l’orgueil du brahmane de l’Inde. « Juifs et Gentils, Scythes et Barbares, maîtres et esclaves, » — ce sont les termes de l’apôtre, — le christianisme en a fait, littéralement, les enfans d’un même père. Les différences ne sont qu’à la surface : l’analogie, la ressemblance, l’identité sont au fond. Mais, tous, tant qu’ils étaient, Grecs ou Romains, et Juifs même, c’est ce qui leur a d’abord semblé de plus scandaleux dans l’enseignement du christianisme, et, par suite, c’est donc ce qu’ils en ont accepté le moins aisément. La religion nouvelle n’a pas rencontré de plus grand obstacle à sa propagation. Et, sentait-on dès lors qu’en égalisant ainsi les conditions, son enseignement tendait, par l’abolition de l’esclavage, à la ruine de l’ancienne société ? Mais on se rendait compte, en tout cas, qu’en renversant l’idée que les hommes se faisaient de leurs rapports entre eux, le christianisme déplaçait les bases de la morale. Une grande question changeait de nature. L’esclavage manquait du point d’appui qu’il faut que les institutions, pour se maintenir, trouvent dans leur concordance avec les mœurs et les croyances. Un doute s’élevait, qui mettait en question la légitimité de son principe, et plus qu’un doute : une inquiétude ! Les maîtres s’interrogeaient désormais sur leur droit ! Contre leurs titres les plus authentiques une voix intérieure protestait ! La question devenait une question de conscience. Et, à la vérité, c’est ce qui explique la lenteur de son progrès, comme aussi la nature de l’action de l’Église. On ne change pas les cœurs aussi facilement que les lois. Mais en vain changerait-on les lois, et si l’on ne change pas les cœurs, on n’a rien fait. C’est ce que l’Église a compris, et pour préparer l’abolition de l’esclavage, elle s’est d’abord efforcée de faire qu’il parût à des enfans de Dieu, honteux, criminel, et anti-chrétien de posséder comme des choses d’autres enfans de Dieu.

Elle essayait en même temps, pour atteindre ce but, de rendre au « travailleur », et au « travail, » la dignité qui est la leur, et que l’antiquité tout entière avait méconnue. Oserai-je dire qu’à