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races dont l’anthropologie n’a pas encore décidé s’il convenait de les appeler « primitives » ou « dégradées, » leur religion est toute leur morale ; — et on pourrait ajouter toute leur sociologie. Les Hottentots ou les Tasmaniens n’ont peut-être aucune idée de Dieu, ni du « bien » ni du « mal, » mais ils en ont certainement une de ce qui leur est entre eux « permis » ou « défendu. » « Aucun sauvage n’est libre, dit à ce propos sir John Lubbock. Sa vie journalière est partout dans l’univers réglée par un ensemble de coutumes compliquées et incommodes, auxquelles il obéit comme à des lois. » Ces coutumes sont à la fois sa « morale » et sa « religion ; » elles ne sont même sa morale qu’autant qu’elles sont sa religion. Au degré le plus bas de l’humanité, la religion n’est donc pas seulement la sanction de la morale ; elle en est l’origine ou la source même. La nature de la croyance est l’expression de la moralité. Et, sans avoir besoin pour cela de passer les mers ou d’explorer, s’il en reste, les continens mystérieux, combien de nos semblables, et de nos « concitoyens » n’ont de moralité que dans les limites et sous la condition de leur religion ! C’est une des choses que l’on veut dire quand on dit de la « question morale » qu’elle est une « question religieuse. » Entre la morale et la religion, — quelle que soit la définition que l’on donne de l’une et de l’autre, — il y a une liaison de fait, et cette liaison est de telle nature que la qualité de cette morale soit dans un rapport constant avec les enseignemens de cette religion.

On fait ici deux objections, dont la première n’exige qu’un mot de réponse, en passant. C’est celle qui consiste à dire que, si le christianisme, par exemple, est supérieur au mahométisme, on ne voit pas, pour cela, qu’il y ait plus de « vertus » ni de « moralité » dans les sociétés chrétiennes que dans les musulmanes. Mais, d’abord, il faudrait le prouver ; et, si on le prouvait, ce serait peut-être une objection contre la supériorité du christianisme : ce n’en serait pas une contre la solidarité de la morale avec la religion, qui est, pour le moment, tout ce que nous soutenons. La seconde objection, plus spécieuse et plus sérieuse, est celle qui prétend qu’à la vérité la « question morale » et la « question religieuse » nous apparaissent comme étroitement liées dans l’histoire, c’est-à-dire dans le passé, mais l’histoire, nous dit-on, ne se répète pas, ni surtout ne se recommence, et rien ne nous garantit que les choses seront parce qu’elles ont été. Pour « moraliser » l’espèce humaine, il a fallu