Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 17.djvu/857

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette Amarapura, surgit cette Mandalay. Nulle ville-champignon d’Amérique ne fut si prompte à naître et à grandir.

Je viens d’errer par ses espaces sans fin. Après les ruches serrées que sont toutes les cités d’Orient, ma surprise est grande. C’est bien une Chicago, non seulement par sa jeunesse, mais par son plan : un damier dessiné par les vastes avenues qui s’intersectent à angle droit. Mais une Chicago misérable ; au lieu de maisons, des bicoques de planches à distance les unes des autres, entre des murs de terre, des terrains vides, des fossés. Pendant des heures, dans les cruelles cages de bois jaune qui me trimbalent d’un sanctuaire à l’autre, je ne vois que ces baraquemens de foire et de poulailler. Seulement, çà et là, au-dessus de cette misère, l’or rayonne en masses coniques, l’or sacré d’une dagoba ; ou bien la surprenante floraison d’un monastère : des murailles de laque rouge, le fouillis ciselé de cinquante pignons, un hérissement de hampes et de pointes retroussées.

Enfin on arrive aux limites de la ville, et la désolation se fait plus confuse. Cela vient mourir en frange sordide et vague au bord de la jungle où brillent encore parmi les arbres des spires de pagodes : les premières de la vieille Amarapura. Entre les dernières payottes, les végétaux pendent sous un poids de poudre blanche. La route grattée dans la terre pulvérulente ne continue pas, s’oblitère sur le sol de cendre. Un ravin boueux, qui fut un bras de rivière, bâille et jette des odeurs d’égout. Et, pourtant, sur cette pouillerie de la terre, çà et là un détail de beauté : un pont enjambe ce ravin, et c’est une puissante courbe comme on en voit sur les estampes japonaises, un arc de bois entre des têtes sculptées de grands pieux. Ou bien un pont d’une autre espèce et qui ne traverse rien, un couloir dallé, jeté sur cette route, dans sa longueur, entre deux monstrueux crocodiles de pierre. Et par-delà, tout de suite la route s’efface, s’effondre dans les étendues vagues ; c’est le commencement de la campagne sauvage. Alors on se demande à quoi sert ce couloir entre ces crocodiles. Peut-être seulement à nous rappeler que nous sommes au pays des dragons et des choses biscornues, à la porte de la Chine.

On revient, et l’on juge cette ville plus chinoise, décidément, qu’américaine. Baraquemens, fossés, pouillerie, tas d’ordures, tout cela est indiscutablement « céleste. » C’est bien l’aspect de campement improvisé des grandes cités mongoles. Même, au