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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/122

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été conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne fortune qui m’y attendait ; c’était un théâtre du genre léger, et déjà la salle se trouvait comble, à cause des représentations d’un comique à la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés d’infortune. On m’avait cependant fait place d’assez bonne grâce, malgré l’attitude de plus en plus arrogante qu’affectent les Nippons d’aujourd’hui vis-à-vis des étrangers, et je m’étais installé au milieu du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le plancher.

Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres : du bois brut, des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond ; une simplicité d’étable. Mais l’assistance m’avait semblé dès l’abord assez choisie ; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisans et comme vernis. Fort peu de vestons ; les spectateurs des deux sexes étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à ce que l’on imagine chez nous, rien n’est plus sévère de couleur qu’une foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient de forme gracieuse où l’on secouait en commun les cendres des pipes minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si petits, si menus, enfans de créatures menues, et si jolis, si drôles, qu’on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd’hui dans tous nos bazars d’Occident.

Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d’œil, je les avais jugées du meilleur monde ; beaucoup de dignité dans le maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la couleur comme il faut. De plus, l’une d’elles, dans les épaules et dans la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.

La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et discrets ; un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard ; une succession d’irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de constater qu’en aucun pays du