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Il n’est pas indifférent de pouvoir ainsi rapporter un art à une âme, quand l’un et l’autre ont passé la commune mesure. Alors de profondes conformités se découvrent. Le grand Bach eut vingt enfans, de deux femmes. Et par l’abondance et par la moralité, j’allais dire par la vertu, son œuvre ne répond pas mal à ses fécondes et légitimes amours. Il me plaît de savoir, en écoutant certaine sonate en la mineur de Mozart, que les vingt ans du maestrino l’ont composée pour les quinze ans à peine de la petite Rose Cannabich, la fille du maître de chapelle de Mannheim, et que l’andante était « tout à fait d’après le caractère de Mlle Rose, » et que les deux enfans pleurèrent en se quittant, parce qu’ils s’aimaient.

Un autre poème sonore, Fidelio, ne fut-il pas aussi « d’après le caractère » d’une autre femme, de cette Thérèse de Brunswick à qui la postérité laissera le nom, fier et pur comme elle, que Beethoven lui donna : « l’immortelle bien-aimée. » Rappelons comment un jour il lui parlait : « J’écris à présent un opéra. La principale figure est en moi, devant moi, partout où je vais, partout où je reste. Jamais je n’ai été à une telle hauteur. Tout est lumière, pureté, clarté. Jusqu’à présent je ressemblais à cet enfant des contes de fées qui ramasse les cailloux et ne voit pas la fleur splendide épanouie sur son chemin. » Longtemps, bien longtemps après, vieillie et solitaire, celle qui pour Beethoven avait été Léonore, ouvrit sous les yeux d’une amie un coffret, en disant : « Je vais te montrer les trésors de celle qui fut la très haute dame Thérèse de Brunswick. » La cassette renfermait quelques immortelles, avec ces mots sur un feuillet jauni : « L’immortel à son immortelle — Luigi. » Et ce fut sur les tristes fleurs, enfermées dans un sachet de soie blanche, qu’en 1861 l’immortelle bien-aimée reposa sa tête à jamais.

Le musicien de Tristan souhaita pour lui-même, quand viendrait l’heure de la mort, une semblable douceur. Ayant reçu de son amie un coussin brodé par elle, il l’en remerciait ainsi : « Ah ! le beau coussin, mais trop tendre ! Si lasse et si lourde que soit souvent ma tête, je n’oserai jamais l’y poser, pas même quand je serai malade. Tout au plus à ma mort ! Alors je m’y blottirai doucement comme si c’était mon droit. Vous-même le placerez sous ma tête. Voilà mon testament[1]. »

On sait de quelle manière et pour quelles raisons le testament fut révoqué. Mais du moins, ainsi que Beethoven sa Léonore, Wagner a vu, aimé son Iseult vivante et dans l’histoire de la musique Tristan,

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1904, l’article de M. Édouard Schuré sur la Genèse de Tristan.