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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/333

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n’y avait pas moyen de loger la moitié de la suite ; il fallut donc pousser jusqu’à Caen, et Courtemer perdit ainsi tout le bénéfice du voyage qui eût dû sûrement lui échoir en sa qualité de personnage normand. Plus habile fut M. de Mathaud qui s’était mis à la tête de la garde d’honneur de Caen, et qui reçut la clef de chambellan peu après.

À Séez, l’Empereur accueillit très mal l’évêque et alla jusqu’à lui dire : « Vos mains sont encore rouges du sang de la guerre civile ! » Le pauvre homme perdit la tête au point de ne pas pouvoir balbutier un mot. Sa Majesté, alors, m’ordonna de mander les grands vicaires pour le lendemain. Lorsque je les annonçai, Lobau me prit à part et me dit : « Monsieur, vous répondez sur votre tête de l’Empereur. Moi, je n’ai rien à voir ici du lever au coucher, mais je ne me fie pas à ces robes noires ; veillez-y. » Je lui répondis que j’avais prié le général Guyot, colonel des chasseurs, de se tenir à portée, et que je resterais à l’audience. Cela ne me paraissait pas bien dangereux ; néanmoins, je fus fort aise quand ils se furent retirés.

À Caen, je revis ma jolie danseuse du ballet des échecs, Mme Pellapra. J’étais chargé du détail des présentations. Le préfet, M. Meschin, m’exprima son désir que quelques-uns des notables de la ville, MM. de Tilly, Blaru, de Séran père et fils et autres fussent reçus par Sa Majesté. Il ne me laissa pas ignorer que M. de Séran fils avait été aide de camp du duc d’Enghien. Je pris les ordres de l’Empereur qui me répondit : « Je recevrai ces messieurs, mais M. de Séran père étant le chef de sa famille, il me suffira de le voir. » Il le fit avec tant de bonté, de grâce et même de séduction qu’ils se retirèrent tous enchantés.

À Cherbourg, l’Empereur, pour se rendre compte des travaux, voulut descendre au fond du port, et j’entends encore l’amiral Decrès lui dire en souriant : « Sire, vous avez quarante pieds d’eau sur la tête ! » L’œuvre est en effet gigantesque ; toutes les parois du grand bassin sont taillées à pic dans le roc vif. Un canot nous conduisit à la batterie placée sur la digue ; la mer était assez houleuse ; l’Empereur n’ayant pas le pied marin s’appuyait au collet de mon uniforme et, comme il bruinait un peu, il prit un parapluie des mains d’un page en me disant d’abriter l’Impératrice. Je parvins tant bien que mal à garder mon équilibre, mais j’avoue que je fus bien aise d’aborder à la jetée où nous fûmes reçus par une décharge de douze cents pièces de