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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/351

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francs qu’il lui avait donnés à Moscou et dont il ne lui restait pas un sou à Wilna, ranimer à chaque pas de jeunes officiers mourant de froid et de fatigue, et il n’avait pu s’empêcher de lui dire avec admiration : « Il y a quelque chose dans le sang de votre ancienne noblesse qui la distingue de mes vieux braves. Leur courage est indomptable devant le danger, et impuissant devant le sort ; il les trouve faibles et désarmés, tandis que vos jeunes gentilshommes ont une force d’honneur et de devoir qui les soutient même quand on ne peut rien contre la destinée. » Les maréchaux eux-mêmes, peu suspects de tendresse les uns pour les autres, lui avaient témoigné leur estime, au point que le comte de Lobau et quelques autres vieux aides de camp et généraux de la Garde, qui avaient été blessés de voir un aristocrate prendre rang parmi eux, me dirent au retour de Russie : « Nous ne le croyions propre qu’à faire un officier de la Couronne, et nous sommes fiers de l’avoir pour camarade[1]. »

Dès que je pus causer avec lui, il me dit tristement : « Ah ! mon ami, que d’illusions perdues ! Que de choses je pensais écrire, et dont je n’ai pas tracé un mot ! Mais il est deux hommes que je livre à ta reconnaissance de Français et que je voue à ton admiration : c’est Ney et Caulaincourt ! » Je fus d’autant plus surpris que jadis il avait blâmé mes relations de simple visite avec la sœur de ce dernier, et je lui demandai des explications. — « L’un, me dit-il, a sauvé l’armée ; l’autre s’est montré le plus noble serviteur de l’Empereur ; il est impossible d’être plus loyal, plus dévoué, plus éclairé, plus parfait ! gentilhomme ; il a toujours eu le courage de la vérité ; et cependant, quand lui, Lauriston, Davout, Daru et moi nous insistions après Smolensk

  1. C’est à M. de Narbonne qu’on crut voir une allusion de l’Empereur dans cette phrase du vingt-neuvième bulletin : « Ceux que la nature a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté et leurs manières ordinaires. » On l’en félicita au retour. — « Ah, répondit-il amèrement, l’Empereur peut tout dire, mais gaieté est bien fort ! »