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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/453

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peu expliquée que par le passé, et c’est toujours un spectacle assez surprenant que de voir un auteur se révéler tout à coup par une œuvre d’éclat, que rien n’annonçait et qui sera sans lendemain.

Il ne faudrait pas non plus, dans l’entraînement de la réhabilitation, nous demander un trop grand effort. Nous voulons bien que Laclos ait été un époux modèle et un père de famille exemplaire, mais non pas qu’il ait été un des grands maîtres de la connaissance du cœur humain. « Qu’est-ce que Choderlos de Laclos ? Un conteur érotique, déclarent ceux qui ne l’ont pas lu… » J’en demande pardon à M. Emile Dard ; mais c’est précisément quand on vient de lire ou de relire les Liaisons dangereuses qu’il est difficile de ne pas partager cette opinion. Deux volumes qui ont pour sujet même le récit des exploits d’un débauché et d’une dévergondée, travaillant de leur état, ont tous les droits à figurer dans ce genre spécial de littérature. Je sais bien que Laclos a mis en tête de son ouvrage une belle préface destinée à en faire ressortir le caractère de moralité ; mais c’est l’usage et personne n’en est dupe, n’est vrai aussi qu’en Italie Laclos rencontra un brave homme d’évêque dont l’opinion fut que les Liaisons dangereuses sont un ouvrage très moral et très bon à faire lire, particulièrement aux jeunes femmes ; mais si Laclos rapporte ce témoignage, c’est qu’apparemment lui-même en avait trouvé la fantaisie savoureuse. C’est faire assez d’honneur aux Liaisons dangereuses, que d’y voir un des chefs-d’œuvre de la littérature libertine du XVIIIe siècle.

Laclos nous donne son livre pour une peinture des mœurs du temps : « J’ai vu les mœurs de mon siècle et j’ai écrit ce livre. » Si exceptionnelles que soient ces mœurs qu’il a décrites, c’est bien, en effet le mérite de son livre que d’avoir l’air et la marque d’un temps. Laclos a réussi à créer deux types de blasés « fin de XVIIIe siècle ; » et par là son livre conservera une place dans l’histoire des mœurs. Il a montré de quoi est faite l’âme d’un roué, et il en a très finement analysé la misère morale. Ce que poursuit Valmont, à travers sa carrière d’homme à bonnes fortunes et de séducteur professionnel, ce n’est ni l’amour, ni même le plaisir. L’expérience précoce et l’abus ont eu vite fait de le blaser sur les satisfactions des sens : il reste celles de l’amour-propre et de la vanité. Il est aisé de voir que ce sont les seules auxquelles Valmont soit encore accessible. Qu’il vienne à se prendre au piège qu’il tendait à la jolie prude, à la tendre dévote, la présidente de Tourvel, et qu’il en tombe amoureux à son insu : il suffira d’une raillerie pour faire évanouir cet amour. « Oui, vicomte, vous aimiez beaucoup Mme de Tourvel ; mais parce que je m’amusais à vous