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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/556

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de lancer le pays à la poursuite de la plus néfaste de toutes les chimères politiques, celle de l’unité morale. Louis XIV révoqua l’Édit de Nantes au nom de l’unité morale, parce qu’un bon Français devait être de la religion de son Roi. Un siècle plus tard, la Terreur coupa les têtes au nom de l’unité morale, parce qu’un bon Français devait être vertueux à la façon de Rousseau et de Robespierre. Le lecteur peut continuer de lui-même la série et compter les actes d’oppression commis au XIXe siècle, et même au XXe, tout jeune que celui-ci soit encore, en vue de procurer au pays l’uniformité des esprits, c’est-à-dire la mort intellectuelle : car en politique comme en religion, en art, en littérature, en tout, la diversité fait la vie. C’est par cette erreur capitale que le règne de Louis XIV, si glorieux à tant d’égards, a été le précurseur de la grande Révolution, et qu’il l’a rendue inévitable. Les jacobins sont un peu les héritiers du grand Roi.

Au fond, la manie de l’unité morale n’est autre, sous un nom moins malsonnant, que l’horreur de la liberté ; sentiment vieux comme le monde, mais qui n’avait pas été dominant, loin de là, dans la première partie du XVIIe siècle. Le mot de liberté revient avec une insistance remarquable sous la plume de la plupart des gens d’alors, théoriciens, jurisconsultes ou grands seigneurs, toutes les fois qu’ils touchent à la politique dans leurs écrits. L’expression n’avait rien de révolutionnaire dans leur esprit. Ce qu’ils réclamaient était plutôt un retour au passé. Et, surtout, il ne leur venait pas à l’esprit d’associer le mot d’égalité à celui de liberté. C’est le XVIIIe siècle, plus raisonneur et, peut-être, moins raisonnable, qui en a eu l’idée le premier, sans s’apercevoir que les deux choses sont incompatibles, et que l’une des deux était destinée à tuer l’autre.

Si la royauté absolue était restée à Paris, elle se serait aperçue que le pays ne la suivait plus. A Versailles, elle ne vit rien : elle s’était enfermée elle-même dans son tombeau. Le divorce fut consommé entre la Cour et la capitale, l’une se contentant d’être figurative et ornementale, l’autre marchant à la conquête de l’opinion, puisque la royauté renonçait à diriger l’esprit public. On se rappelle le rôle d’arbitre universel qu’avait joué la « jeune Cour, » son jeune Roi en tête, du temps où le contact avec Paris était perpétuel, et comme elle était toujours à l’avant-garde, pour les idées comme pour les modes. Versailles fut cause que l’on n’espéra plus voir jamais revenir ces temps-là ;