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supportent des bouddhas en granit et des tombes ; on est dominé par toute la masse de la montagne emplie de sépultures. Juste devant moi, il y a le vieux temple de cèdre, jadis colorié, doré, laqué, aujourd’hui tout vermoulu et couleur de poussière ; de chaque côté de la porte close, les deux gardiens du seuil, enfermés dans des cages comme des bêtes dangereuses, dardent depuis des âges leurs gros yeux féroces, et maintiennent leur geste de furie.

Je veille comme un trappeur en forêt. Au Japon, rien de bien terrible ne peut se passer, je le sais bien ; mais je regretterais tant de lui causer le moindre ennui, à la pauvre petite innocente que je suis venu troubler !… Personne… Aucun bruit, que celui de la chute légère des feuilles d’octobre. Et tant de calme autour de moi, tant de calme que l’attitude de ces deux forcenés dans leur cage ne s’explique plus… Ce silence commence de m’inquiéter. Est-ce que tout serait abandonné alentour, et ma petite amie envolée…

Avec un gémissement de vieille ferrure, la porte du temple enfin s’ouvre, et c’est Inamoto elle-même qui paraît, en robe simplette, les manches retroussées, un balai à la main, poussant les feuilles mortes en jonchée sur les marches. Oh ! si jolie, entre les deux grimaces atroces des divinités du seuil, qui grincent les dents derrière leurs barreaux !

Un brusque nuage rose apparaît sur ses joues ; en moins d’une seconde, elle a jeté son balai à terre, baissé l’une après l’autre ses deux manches-pagodes, pour courir vers moi, dans un élan d’enfantine et franche amitié…

Mais comme elle m’étonne de n’avoir pas peur, elle si craintive d’ordinaire !…

C’est que je suis tombé, paraît-il, à un moment choisi comme à miracle : ses petits frères, à l’école ; sa servante, en ville ; son père, qui ne sort jamais, jamais, parti depuis un instant pour conduire à sa dernière demeure un ami bonze. Verrouillé, le grand portail en bas, par où quelque pèlerin aurait pu venir. Donc c’est la sécurité complète, et nous sommes chez nous.

De l’île sacrée, j’ai apporté pour elle une petite déesse de la mer, en ivoire, qu’elle cache dans sa robe. Et elle rit, de son joli rire de mousmé, qui n’est pas banal comme celui des autres ; elle rit parce qu’elle est contente, émue, parce qu’elle est jeune, parce que le soleil est clair, le temps limpide et berceur.