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nous virent dans notre nuit de misère ou à l’aube de notre journée. »

J’ai lu : c’est une lecture effarante. Sommes-nous en Europe, en Asie, chez les Aztèques ou chez les Topinambous ? Je n’imagine pas de farce plus sinistre que la vie d’un hospodar Fanariote. Premier acte : le quartier du Fanar. Un petit Grec de rien du tout, ancien « grammaticus, » obséquieux, beau parleur, que sa connaissance des langues étrangères a rendu indispensable aux Turcs, canal par où passent tous les mensonges et tous les marchés, vient d’acheter du Sultan le gouvernement d’une Principauté. Aussitôt les gros banquiers et les gros marchands frappent à la porte de la nouvelle Altesse, suivis ou précédés des quémandeurs, des flatteurs, des parasites et des parens pauvres. On s’entasse sur le seuil, on se bouscule dans l’escalier. Le Prince accueille les requêtes, débat les prix, discute les surenchères, débite des honneurs et distribue des charges. — Second acte : le voyage. Son Altesse met trente jours à gagner Bucarest ou Iassi. Les villages qu’on traverse retentissent des quatre cents chevaux et des cent chariots qui l’accompagnent, sans compter les carrosses. De clocher en clocher, les cloches carillonnantes annoncent l’arrivée du vautour ; et, quand il entre dans sa ville, l’archevêque le reçoit sur le parvis de la cathédrale et lui donne sa bénédiction. Vous ne reconnaîtriez plus alors le Græculus de Byzance : tout ce bruit et ces hommages le grandissent à ses propres yeux. Il se sent hospodar à en crever d’orgueil. Le Palais s’ouvre : il s’y avance, la tête courbée, le menton sur la poitrine, les paupières mi-closes. Il roule entre ses doigts un petit chapelet d’ambre, mais, de son autre main, il pétrit au fond de sa poche une poignée de monnaies d’or nouvellement frappées. Il parle peu, d’une voix douce et cadencée. Il ne répond pas ; il feint la surdité ; il est sourd comme un dieu. Les boyars s’empressent ; les uns le soulèvent et veillent à ce que ses pieds touchent à peine la terre, les autres tiennent la queue de sa robe. « Sous cet aspect d’auguste paralytique, » il passe dans ses appartemens privés où seul « il lâche prestement le chapelet pour la pipe. » — Troisième acte : il règne, c’est-à-dire qu’il crée de nouveaux impôts. Il règne, mais sans déballer ses malles. Richesses, argent, bijoux, meubles précieux, et même ses vêtemens restent enfermés dans des coffres de voyage. Sois toujours prêt à partir ! recommande la sagesse grecque. — Qua-