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Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/878

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têtes mobiles. Et cette plaine est traversée d’une large rivière où le coucher du soleil enflamme le poil roux des bœufs dans les eaux basses du gué et fait resplendir la faulx sur l’épaule du laboureur. Et cette rivière a son zévoi. On appelle zévoi les bois de saules qui en recouvrent les lits abandonnés. J’ai compris pourquoi les âmes roumaines étaient si touchées du charme de ces saulaies. Le sol n’y produit que de l’herbe ; mais, comme ces arbres légers et pâles, elle a poussé dans des lits de torrens, dans le zévoi des invasions. Paysage infini où les yeux aiment à se poser sur le tremblement des saules !

C’est une raison qui me fait chérir Léourdeni et le déclin des jours du haut de sa terrasse. J’en ai d’autres : connaissez-vous une terre plus douce à fouler que celle où marche devant vous le souvenir d’un homme de bien ? L’homme qui bâtit Léourdeni, Nicolas Kretzulesco, fut un des Roumains dont l’histoire, intimement mêlée à l’histoire roumaine, nous explique le mieux peut-être le relèvement de sa patrie. D’autres naissent avec le désir de la gloire : ce fils de grand boyar naquit avec la volonté de se rendre utile à son pays. En 1834, il partit pour Paris et en rapporta, quelques années plus tard, un diplôme de médecin que les membres de la commission médicale de Bucarest contemplèrent comme nous faisons d’un document chinois. On n’avait alors aucune idée de la chirurgie dans les pays roumains où des médicastres grecs, allemands, hongrois, tuaient les gens au petit bonheur. Un de ses amis, Golesco, était revenu de notre École centrale et s’occupait du tracé des routes. Un jour que les deux jeunes gens déjeunaient dans une auberge, des marchands de Campina, qui s’étaient arrêtés sous l’auvent, les regardèrent et se dirent : « Voyez où en sont tombés aujourd’hui les fils de boyars : un Golesco qui mesure les routes, et un Kretzulesco docteur ! » Ça leur inspirait une profonde pitié. Dans les révolutions, les gens qui ont vraiment le sens de l’avenir ne sont pas plus compris de leurs vrais obligés que de leurs adversaires. Le désintéressement heurte tous les intérêts. Et cependant, on ne fonde rien sans lui. Les génies qui bouleversent la face du monde n’en sont que de merveilleux exploiteurs. Devant les grandes choses qui se sont accomplies en Roumanie, je ne crie pas au miracle, mais je crois à la vertu, et moins aux paysans, qu’à ceux qui aimèrent les paysans et se firent aimer d’eux.

Pendant soixante ans, Nicolas Kretzulesco, tour à tour mi-