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dans un état de stupeur convenable, afin que, nourris sans que nos bras aient peiné, nous seuls ayons le droit de sentir et de penser. Remarquez bien d’ailleurs que ce système-là peut se défendre. Un gentilhomme de haute race et de profonde culture, c’est une grande production pour un pays, et de plus haut prix que les plus belles statues, car la couleur en est parfaite autant que le modelé, sans compter que la tête contient beaucoup de cerveau, — une glorieuse chose à contempler, une merveilleuse chose à entendre, mais qui exige, comme une pyramide ou une cathédrale, le sacrifice et la collaboration de beaucoup de vies. Et peut-être vaut-il mieux construire une belle créature humaine qu’un beau dôme et qu’un beau clocher ; peut-être y a-t-il plus de joie à lever les yeux avec respect sur une créature qui nous dépasse de beaucoup qu’à regarder un mur. Seulement ladite admirable créature humaine aura quelques devoirs à remplir en échange, devoirs de beffroi vivant et de rempart[1]


III

Et de même, chaque catégorie sociale, chaque profession se définit par un devoir, lequel étant de l’absolu se subordonne tout. « Devoir du soldat, enseigne solennellement le maître, de mourir plutôt que de quitter son poste en temps de guerre[2] ; du médecin, de mourir plutôt que de quitter son poste en temps d’épidémie ; du pasteur, de mourir plutôt que d’enseigner un mensonge ; du magistrat, de mourir plutôt que de se prêter à l’injustice. » Et le marchand, dont les mœurs font exemple, et mènent la morale dans une nation marchande ? — le devoir se réduit-il pour lui à acheter au meilleur marché pour vendre le plus cher possible ? Ne se connaît-il point d’occasion de sacrifice ? Le devoir du marchand, c’est d’approvisionner le pays, comme celui du soldat, de le défendre. Certainement, le soldat reçoit une solde, mais ce n’est pas pour sa solde qu’il se dévoue. Et, de même, un profit raisonnable récompensera le travail du marchand et le rendra possible ; mais là ne sera pas l’objet de son travail. — Tels étant son devoir propre et sa fonction sociale, que son sacrifice soit de se laisser ruiner par ses concurrens plutôt que de voler, tromper ou abuser[3] !

  1. Sesame and Lilies, I, note.
  2. Les paroles suivantes de Ruskin valent aujourd’hui qu’on les médite : « Le métier du soldat, au sens essentiel et strict, ce n’est pas de tuer, mais d’être tué. » Car là est la portion spéciale et difficile du métier, celle que le monde honore d’instinct dans le métier. « Le métier d’un bravo n’est que de tuer, et le monde n’a jamais respecté les bravi. »
  3. Unto this Last, I.