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véritables, à force de peiner, pour finalement ne rien gagner, ont perdu leur courage. Si bien que le produit total de leur travail en est diminué, et, au bout du compte, que la quantité de grains et de fourrage accumulée par l’intermédiaire n’équivaut pas à celle qui remplirait, s’il n’avait pas été si cupide, les greniers des deux fermiers et le sien[1]... Il y a deux grands sophismes que les coquins du monde prennent plaisir à répéter aux imbéciles et à leur faire répéter. Le premier pose que, par leurs échanges et leurs tricheries, deux personnes, à force de se vendre une bouilloire contre un pot, et un pot contre une bouilloire se feront deux fortunes. C’est l’axiome fondamental du commerce[2]. »

Et voici le second : « Le sac de Judas s’étant mué en sac de prestidigitateur, si Pierre y enferme son pot et sait attendre un peu, il en sortira deux pots qui seront à lui, tous deux pleins de bouillon ; et si Paul y enferme sa bouilloire et sait patienter, il en sortira pour lui deux bouilloires, chacune pleine de poisson. Ceci, c’est le grand principe de l’intérêt[3], » absurde, impossible, mais dont les propriétaires de bouilloires et de pots font une monstrueuse réalité en ne prêtant aux pauvres les bouilloires et les pots dont ceux-ci ne peuvent se passer, qu’à la condition qu’ils leur seront rendus multipliés par un dur et nouveau travail de chaudronnerie, et, de plus, remplis de bouillon et de poisson. Laissés à eux-mêmes, les pots n’engendrent point de pots, ni les billets de banque de billets de banque. Toute richesse dont s’accroît la richesse prêtée est œuvre de l’emprunteur, fruit de son travail ; par conséquent, elle n’appartient qu’à lui. Que le créancier, non content que son bien lui revienne intact, exige, sans avoir pris part à ce travail, une parcelle de ce fruit, il commet le péché d’usure.

  1. Unto this Last, II.
  2. L’exemple des fermiers et de l’intermédiaire ne s’applique pas au commerce proprement dit, mais à la spéculation, aux accaparemens (trusts et corners. On peut poser que le commerce crée de la richesse par cela même qu’il permet à chacun de se procurer les choses dont il a besoin en échange de choses dont il n’a pas besoin. Par cet échange, la quantité des objets qui servent à la vie, définition vraie de la valeur, suivant Ruskin, se trouve accrue.
  3. Fors, lettre XIV. C’est ici le point le plus vulnérable de la thèse ruskinienne. L’intérêt diffère de l’usure justement en ce qu’il n’est pas le fruit d’un prêt aux pauvres. En général, et surtout aujourd’hui, l’intérêt est la récompense de celui qui, s’abstenant d’une jouissance immédiate, aide à la création de richesses nouvelles, — création dont l’une des conditions nécessaires est la présence de la richesse prêtée.