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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/171

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le proscrit était devenu le grand ami du fils de la maison, le petit lord Henry Pelly, qui n’avait encore que treize ans. D’autres, le savant docteur Richard Priestley, physicien et chimiste, que le département de l’Oise envoya siéger à la Convention ; George Canning, dont les clubs whigs applaudissaient alors les débuts d’orateur ; Sheridan, les jurisconsultes Romilly et Bentham, Robert Smith, Fox et ses amis venaient s’entretenir avec lui[1].

Talleyrand n’essayait pas de sortir de sa retraite. Il observait, il méditait, il rêvait. Un jour, cependant, le Talleyrand, homme d’action, eut comme un réveil. Ce fut à la fin de novembre. Grisée par les succès de Valmy et de Jemmapes, la Convention venait de voter son fameux décret du 19 novembre. Les peuples étaient par elle invités à s’affranchir ; elle leur promettait l’appui des armées de la République. La guerre était déclarée aux rois. Talleyrand frémit : la neutralité britannique, son œuvre, ne résisterait pas à ce nouvel assaut. Si, jusque-là, les Anglais, gens pratiques, avaient préféré la paix à la guerre, ce n’était point, il le sentait, par goût pour la Révolution. A part quelques libéraux et quelques républicains de clubs, peu leur importait que la France modifiât ses institutions. Mais, sans qu’il leur en coûtât rien, ni un matelot, ni une guinée, la nation rivale paralysait son commerce, laissait dépérir sa marine, détachait d’elle ses colonies ; mieux que n’auraient fait dix années de guerre étrangère ruineuse et sanglante, la guerre civile abaissait la France. Les lords et les bourgeois d’Angleterre avaient contemplé ce spectacle avec un flegme satisfait. Mais, à présent, voilà que les choses changeaient. Les républicains victorieux menaçaient la Belgique et la Hollande, les grands débouchés continentaux de l’île trafiquante ; ils poussaient les peuples à détrôner leurs rois ; ils étaient saisis d’une frénésie antireligieuse. Inquiets pour leurs intérêts matériels, froissés dans leurs sentimens royalistes et chrétiens, les Anglais, d’indifférens, devenaient hostiles, et, comme on l’a dit, cette hostilité « était plus grave pour la République que celle d’un souverain, c’était l’hostilité d’une nation[2]. »

Soit patriotisme, soit besoin de défendre une fois encore sa politique, Talleyrand, à l’heure même où il réprouvait le plus les excès de la Révolution, tâcha de servir la France en l’éclairant.

  1. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 226-221.
  2. Sorel, l’Europe et la Révolution française, t. III, p. 212.