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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/209

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à Voltaire. Entre Montesquieu et lui, malgré l’apparence correcte des relations, il y avait rivalité sourde et, dans les conversations intimes, plaisanteries acerbes. Marivaux, qui s’attendrissait sur la morale chrétienne, avait médité une réfutation des Lettres philosophiques, et nul ne plaisantait Voltaire avec une méchanceté si candide. Les esprits les plus hardis, comme Duclos, évitaient tout scandale de parole chez la sœur d’un cardinal. En face de Voltaire, esprit fort et « athée, » Mme de Tencin, ultramontaine, et constitutionnaire fidèle, sinon dévote, entourée de « ses bons amis jésuites » et de « ses serviteurs de Dieu, » représente à l’égard de l’Église cette déférence traditionnelle et toute mondaine qui se refuse à la discussion. Son salon n’est donc point une « synagogue philosophique, » ou un campement d’avant-garde comme sera celui de Mme Geoffrin. On y « parle toujours de la religion comme il convient ; » et l’on croirait que les Anglais qui fréquentent si nombreux chez elle ont donné à tous les habitués du mardi le sens de la « respectability. »

Ne faisons point pourtant trop ennuyeuse et trop hypocritement décente cette maison très française, où l’on tenait la franchise pour la suprême vertu de l’esprit. À côté des mardis officiels, involontairement cérémonieux et compassés, il restait des réunions plus intimes où la conversation, moins ordonnée, courait familièrement et gaillardement, comme jadis lorsque la dame de céans versait elle-même le chocolat à ses invités du matin. Toute contrainte bannie, on causait et plaisantait en camarades, avec une liberté qui paraissait « triviale » aux puristes et aux prudes. Pour donner le ton et mettre à l’aise ses amis, Mme de Tencin affectait de leur parler et de les traiter avec un sans-gêne de garçon. Elle disait en les montrant : « ma ménagerie, » « mes bêtes ; » à chacun, le premier de l’an, elle donnait « deux aunes de velours pour une culotte ; » mais ils usaient de « représailles honnêtes, » et ne se faisaient point scrupule de lui offrir une chaise percée avec poème dédicatoire ; lorsqu’elle villégiaturait à Passy, ils lui envoyaient un chapeau de paille et y joignaient les considérans :


Vous nous couvrez le c., l’hiver,
L’été nous vous couvrons la tête.


La dame « au chapeau de paille » les remerciait sans s’effaroucher, et leur faisait sentir qu’en causant avec elle, ils restaient