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— Puis, le souci du verbe où mon esprit s’aiguise
Rendant ma rêverie étrangement précise,
Je songe : aujourd’hui même, à cette heure, là-bas.
Dans les steppes, que fait Tolstoï, prophète las ?
Que fait, sous la fumée et le brouillard de Londre,
Swinburne à qui Shelley d’en haut semble répondre ?
Que fait, dans l’Allemagne aux soldats hérissés,
Haeckel qui vit fleurir la matière en pensers ?
Et dans ses fiords, joignant l’amour à la colère,
Ibsen hirsute et blanc comme un lion polaire ?...
Mais repliant soudain mon songe hasardeux :
Et toi, que fais-tu, toi, si chétif au prix d’eux ?
— Comme toujours, courbé devant les pages blanches,
Enchaînant jours et nuits, semaines et dimanches,
Je cadence des mots en rythmes... — Es-tu sûr
Que, même confiné dans ton labeur obscur
Parmi tous ces penseurs, ces rêveurs, ces apôtres.
Tu concoures du moins à la tâche des autres ?
Dis, mauvais ouvrier, vite désespéré ?
— Je ne sais pas. Joyeux ou soucieux, au gré
De l’œuvre chaque jour nouvelle, et monotone,
Je travaille en doutant, je cherche, je tâtonne,
Balancé d’élans fiers en vœux irrésolus :
Je fais ce que je peux ; je ne sais rien de plus.


FERNAND GREGH.