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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/385

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Verdun, serait très difficile à prendre d’assaut : mais on espérait que le manque de vivres, tôt ou tard, obligerait les habitans à capituler. Et comme Laukhard, dans ses bavardages de cabaret, s’était vanté d’avoir eu jadis pour condisciple le représentant du peuple Dentzel, qui défendait Landau avec le général Laubadère, et d’être même un peu son parent, ses chefs résolurent de l’envoyer dans la place, sous prétexte de désertion, pour essayer de persuader, — ou, au besoin, de corrompre, — son cousin et ami. Tour à tour le colonel prince de Hohenlohe et le prince Louis de Prusse en personne entamèrent, avec notre homme, de longues et habiles conversations, le prenant à la fois par sa vanité, par son « pacifisme » philosophique, et par son amour des « pourboires : » si bien que l’ex-professeur, qui, du reste, était fatigué de sa vie de soldat, finit par accepter cette singulière et dangereuse mission.

Une nuit, trois dragons français en patrouille le recueillirent devant l’une des portes de Landau, et le conduisirent en présence du général Laubadère, à qui il déclara que ses principes républicains et son horreur de la tyrannie l’avaient contraint à abandonner l’armée prussienne. Le général le régala d’un verre de vin, lui demanda, sur la situation des troupes assiégeantes, divers renseignemens que Laukhard s’empressa de lui fournir avec sa franchise ordinaire, — déjà prêt à oublier les « pourboires » prussiens qui gonflaient ses poches ; — puis, après avoir vidé encore une bouteille de vin en l’honneur (et aux frais) de la République, le soi-disant déserteur fut amené au représentant, qu’il trouva attablé en compagnie d’une jeune et gentille demoiselle.


Cette aimable personne eut d’abord à me servir un verre de liqueur. Après quoi notre entretien roula sur les Prussiens, les universités de Halle, Iéna, et Giessen, le théologien « libre penseur » Bahrdt, dont Dentzel avait été, comme moi, l’admirateur passionné, la Révolution française, le siège, et cent autres sujets sérieux ou plaisans. Sur ces entrefaites, le général Laubadère vint nous rejoindre ; et Dentzel lui cria, dès qu’il l’aperçut : « Tenez, général, voici mon compatriote Laukhard, un sacré gaillard que je suis ravi d’avoir retrouvé ! Nous allons faire de lui un parfait citoyen ! »

Ce bon accueil du représentant eut, tout de suite, pour effet de me remettre en train, et le vin que j’avais bu me rendit si bavard que mes nouveaux compagnons se montrèrent enchantés de moi... Je restai à dîner chez Dentzel, où j’eus le plaisir de faire connaissance avec le général Delmas, un jeune homme plein de feu. La citoyenne Lutz, qui mangeait