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Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/576

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garder la pureté de l’air, de la terre et des eaux. Mais mon expérience d’habitant de Londres m’affirme qu’ils dépriment ; je conseillerais à tous ceux dont la position ressemble à la mienne de les éviter. » Mais cette sensibilité anglaise à la nature s’exalte de ses privations. Même à Londres, certains aspects des choses, « les étoiles, une nuit dans Oxford-Street, un coucher de soleil en été sur la Tamise, un matin dans Piccadilly, » à l’heure, sans doute, où les hommes dorment encore, quand la rue est vide et que Saint-James Park fume de rosée dans la jeune lumière : voilà les visions qui, par delà l’opprimante monotonie d’un travail inévitable et détesté, par delà l’affreuse laideur des réalités immédiates et quotidiennes, subitement lui ouvrent le divin.

Il faut lire toute cette autobiographie de Rutherford pour comprendre contre quelle espèce de mal a lutté Ruskin, de quels nécessaires élémens de vie l’âme anglaise avait mortellement faim au plus critique moment du grand développement industriel. A la fin du livre, il est copiste dans un sous-sol où dix autres employés travaillent, courbés sous la surveillance d’un patron sans âme qui les paie au plus bas prix possible, et dont chaque parole, toujours de colère et de mépris, est le coup de fouet du cocher qui veut faire rendre davantage à ses chevaux. Rutherford est marié ; au bout de chaque semaine, il lui faut les trente shillings qui le sauvent, lui et les siens, de la mendicité dans l’énorme ville impitoyable. Voilà ce qu’il se répète tout bas, en se mordant les lèvres, pour étouffer sa révolte chaque fois qu’une parole trop insultante du maître le fait sursauter. Quel sort que le sien ! Onze heures par jour, — il habite une lointaine suburb, — il est hors de chez lui. Il se dit que sa vie n’est faite que des intervalles brefs qui rompent sa triste corvée, et de ces intervalles il ne jouit pas, car il en passe le temps à méditer leur brièveté. « Nul travail plus inhumain, plus vide de tout intérêt que le mien. Toute la journée j’écrivais, mais nulle faculté de l’esprit n’entrait en jeu dans cette écriture. Il faut avoir fait un métier de ce genre-là pour imaginer les habitudes, les manies, les rêves, les maladies de l’esprit qu’il engendre. Il y avait une horloge à cent mètres de ma fenêtre qui sonnait l’heure, la demie et le quart. Comme je la guettais, cette horloge ! L’espoir et la vie me quittaient ou me revenaient suivant la position de l’aiguille sur le cadran. De dix heures à midi, tout m’était ombre et désolation. Vers midi et demie, je commençais à voir venir mon moment de